[25 ans d’Inrockuptibles hebdo] En juin 2010, l’écrivain nous reçoit chez lui à Los Angeles, alors qu’il vient de signer un magnifique roman noir hollywoodien, Suite(s) impériale(s). Un chef-d’œuvre où il règle leurs comptes à son narcissisme et à son ego, à ses masques et à ses illusions.
« Si je suis heureux d’avoir fini ce livre ? De le voir publié ? Non, les choses ne se posent pas en ces termes. Et ce qu’en pensent la critique ou le public n’est pas plus important pour moi. Un livre, quand je l’écris, quand il sort, c’est entre moi et moi que ça se joue. Et le bonheur n’a rien à voir là-dedans.”
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
…
Los Angeles, juin 2010. C’est un Bret Easton Ellis en pleine forme qui nous reçoit chez lui, un vaste appartement dans West Hollywood qui ressemble de façon troublante à celui qu’occupe Clay, le narrateur de Suite(s) impériale(s). A travers les larges baies vitrées ouvertes de sa longue terrasse, qui offre une vue magnifique sur l’horizon turquoise traversé d’hélicoptères et sur un Los Angeles grouillant de voitures, digne du Crash de Cronenberg, le soleil éclabousse un salon minimaliste aux rares meubles 1960 où travaille un jeune assistant. Pieds nus, simplement vêtu d’un T-shirt et d’un bermuda, Ellis nous entraîne dans son bureau très 1980, noir et gris, tellement high-tech qu’il en devient impersonnel.
Heureux d’avoir fini Suite(s) impériale(s), ce roman auquel il pense depuis six ans et qu’il a écrit de 2006 à 2009 ? Non, donc. Le bonheur, c’est autre chose, comme le savent tou·tes ceux·celles pour qui la vie privée n’a pas toujours été un long chemin bordé de jonquilles. “Mais je vais tellement mieux que la dernière fois qu’on s’est vu·es… A l’époque, j’étais encore profondément déprimé, j’étais en thérapie, et le film The Informers (de Gregor Jordan, avec Mickey Rourke et Kim Basinger – ndlr), adapté de mon recueil de nouvelles Zombies et dont j’avais écrit le scénario, devait sortir et ne me plaisait pas du tout.”
Une réflexion sur les relations ratées et les illusions perdues
“Je ne me souviens pas exactement du moment où je suis sorti de la dépression : c’est en allant seul à la première de ce film en avril 2009. Ma famille et mes amis étaient là. J’étais au bar avec eux et, brusquement, j’ai lâché prise, je me suis laissé aller, j’ai réalisé que c’était ridicule d’être malheureux à cause d’un film. Ce qui a achevé de m’aider, c’est que j’ai fini Suite(s) impériale(s). Chacun de mes livres est un exorcisme.”
Le narcissisme, les dangers de l’ego, les relations ratées, les illusions perdues, l’incapacité d’aimer, la difficulté de l’être en retour, comme une fatalité, mais aussi une profonde ironie sur les films réalisés à Hollywood sont au cœur de ce magnifique roman qu’est Suite(s) impériale(s). “Y figurent des choses très intimes qui me concernent, les problèmes que j’ai à régler, les sentiments que je ressens sans pouvoir les nommer. Les transposer dans une fiction m’aide à les comprendre, à les travailler, à m’en sortir.”
“Quand les gens me posent des questions sur mes livres qui commencent toutes par ‘pourquoi’, cela suppose que j’écris avec une certaine logique, cela suppose que je sais pourquoi, or c’est faux… Ce matin encore, un journaliste m’a demandé ‘Pourquoi Los Angeles joue ce rôle dans la vie du personnage ? Que voulez-vous dire de la ville, blablabla ?’ Je n’ai pas la réponse. Un roman est avant tout quelque chose d’émotionnel, pas de pragmatique.”
Troublant, dérangeant, poétique, sombrissime, le roman commence en décembre, à Noël, avec le retour de Clay à Los Angeles – vingt-cinq ans plus tôt, Moins que zéro commençait de la même façon. D’emblée, une idée géniale : mettre en scène les personnages qui auraient inspiré ceux de Moins que zéro et montrer leur réaction face à leur consignation et leur déformation dans un livre puis dans un film (le roman a été adapté au cinéma).
…
Qu’est devenu l’adolescent qui assistait sans broncher à un viol collectif ?
“J’aime ces jeux entre fiction et réalité, et pourtant, non, je ne suis pas Clay. Contrairement à lui, j’aime les gens, je n’ai pas peur d’eux. En même temps, si j’ai passé tant de temps à écrire ce livre, c’est que je m’identifie aussi à Clay, que j’avais besoin de réactiver ce personnage pour me sortir de mes problèmes. Sinon, pourquoi perdre mon temps ? Tous mes romans sont une façon de m’en sortir. American Psycho est un roman incroyablement autobiographique.”
“Les journalistes aiment y voir un roman de critique sociale sur le monde de Wall Street et des yuppies alors que c’est seulement un roman sur ma solitude, mon aliénation, la personne que j’étais en train de devenir car je m’étais laissé rattraper par cette culture de la consommation que je n’aimais pas. J’étais très malheureux et cela se reflète dans ce que Patrick Bateman est en train de vivre.”
“Mes romans viennent à chaque fois d’un endroit plus personnel, qui m’échappe complètement”
“Quand le livre est sorti, c’est devenu complètement autre chose… Pareil pour Moins que zéro : c’est devenu le portrait d’une ville, d’une génération, alors que le roman ne traite que ce par quoi je passais à ce moment-là. Je n’écris pas pour faire de grandes déclarations sur la société. Mes romans viennent à chaque fois d’un endroit plus personnel, qui m’échappe complètement.”
C’est d’abord la voix de Clay qui a hanté Ellis. Qu’était devenu l’adolescent qui assistait sans broncher à un viol collectif à la fin de Moins que zéro ? Qu’était devenu Bret lui-même, habité/abîmé par tous ses personnages dans Lunar Park, autant d’avatars de lui-même, lui qui ne peut écrire qu’à travers la voix de narrateurs – Clay l’enfant perdu, Patrick Bateman à la froideur malheureuse, pur produit de son époque, Victor Ward (dans Glamorama), fêtard superficiel rompu au name dropping, Ellis lui-même dans Lunar Park, rongé par la mort d’un père monstrueux, et Clay à nouveau, qui prend pour de l’amour ce qui n’est que manipulation, terrifié par les autres, et qui souffre en permanence, dupe de son propre désir ? “J’écris une confession à travers eux.”
Fausses identités et visages trafiqués
Autant de masques pour mieux révéler des facettes de soi que l’homme derrière l’écrivain déteste parce qu’elles sont douloureuses. Après le New York des eighties et des marques de fringues, Hollywood et ses mirages, des masques que tous les personnages de Suite(s) impériale(s) revêtent : fausses identités, visages trafiqués par la chirurgie esthétique, visages détruits par des dizaines de coups de couteaux, visages parfaits et parfaitement souriants pour mieux masquer des fêlures intimes, profondes, insolubles.
Comme toujours chez Bret Easton Ellis, la véritable tragédie, c’est qu’on n’échappe jamais à son environnement. “La tragédie, c’est qu’on n’échappe jamais à soi-même, précise-t-il. Votre esprit est un piège, il est plein d’illusions. Clay est un Narcisse, et quand on l’est à ce point, il est très difficile de ne pas croire à ses illusions. Le Narcisse ne vit pas dans la réalité, il croit qu’il peut contrôler les autres, qu’il est au centre de tout. C’est une erreur énorme.”
“Quand j’ai réalisé que Clay serait scénariste, que ce serait un roman hollywoodien, j’ai compris que le narcissisme y jouerait une grande part. Le grand mythe de cette ville, souvenons-nous du film de Billy Wilder, Sunset Boulevard, c’est l’exploitation. Les gens s’exploitent mutuellement. Ce qui arrive pour les êtres narcissiques, c’est qu’un tel système peut marcher un temps mais pas très longtemps. Clay éprouve du plaisir quand il souffre. C’est un masochiste.”
Prendre des tonnes de notes, écrire, récrire, beaucoup couper : telle est la technique de Bret Easton Ellis. A force d’en avoir fait une icône, beaucoup ont perdu de vue qu’il s’agissait avant tout d’un véritable écrivain. Il y a une phrase Ellis reconnaissable entre toutes, un style, un rythme qu’on repère dès qu’on ouvre ses livres et qui ne ressemble à rien d’autre. Un phrasé en trois ou quatre temps, qui commence quelque part et nous mène complètement ailleurs, un art de la chute, qu’elle soit profondément bouleversante “ou totalement banale”, aime-t-il à ajouter.
“La fête est finie”
“Je voulais revenir au minimalisme de Moins que zéro. Cela m’aide à commencer une phrase dans un certain esprit et à l’achever dans un esprit différent. Je ne voulais aucun name dropping, contrairement à Glamorama : Clay est un insider, les stars ne l’impressionnent pas. Il est scénariste et c’est comme s’il écrivait Suite(s) impériale(s) lui-même, à la façon d’un scénario : extérieur/intérieur, dialogues. Car c’est la voix de mes narrateurs qui influence à chaque fois l’écriture de mes livres.”
“Ce roman est donc aussi court qu’un scénario, comme si Clay se mettait lui-même en scène dans son propre film. Sauf que la réalité, c’est qu’il n’est qu’un second rôle, pas l’acteur principal, et à force de s’acharner à croire le contraire, il va blesser tout le monde. Si le ton est triste, c’est que je ne voulais surtout pas faire une satire d’Hollywood. Ça a été fait et refait et ça ne m’intéresse pas. Est-ce que je trouve Hollywood horrible ? Non. Il y a des tas de producteur·trices qui se battent pour faire des films intéressants, des metteur·ses en scène passionnant·es comme Gus Van Sant, par exemple.”
“La fête a été longue, et il faut savoir s’arrêter à un moment. C’est pourquoi j’ai quitté New York”
“J’ai adoré écrire un scénario pour lui : deux artistes qui ne survivront pas à Hollywood et finiront par se suicider. Je ne suis pas sûr que Gus fera le film, j’essaie de le convaincre. Mais c’est vrai, Hollywood est le lieu absolu de l’exploitation. Beaucoup de jeunes arrivent et ne demandent que ça – non pas pour faire un film mais pour devenir célèbres. Je connais ça. Je comprends très bien le personnage de Rain. Moi-même, j’ai voulu devenir célèbre et je me suis en quelque sorte prostitué en me laissant exploiter par mes éditeurs, par les journalistes. J’aurais pu refuser tout ça.”
De cette période new-yorkaise dans les années 1980, à l’époque du “Brat Pack”, ce groupe ainsi désigné par la presse qu’il formait avec Jay McInerney, Tama Janowitz et quelques autres, à passer toutes leurs nuits en boîte et à se retrouver dès le lendemain en photo dans la presse, Ellis garde un excellent souvenir. “Mais la fête est finie. Elle a été longue, et il faut savoir s’arrêter à un moment. C’est pourquoi j’ai quitté New York il y a six ans. Et puis mon ami Michael Kaplan venait de mourir dans l’appartement que nous partagions depuis sept ans. Il y a trop de fantômes pour moi à New York.”
…
Que penser des cocktails littéraires ?
Il allume une dernière cigarette, avale une rasade de Coca, fait teinter les glaçons dans son verre. Si l’exorcisme de ses livres fonctionne, alors Bret Easton Ellis doit être devenu une personne merveilleuse, qui appréhende l’existence avec plus de douceur, de sérénité. “C’est vrai que je ne suis plus l’homme que j’ai été. Mais suis-je une bonne personne pour autant ? Beaucoup vous diront le contraire. J’ai déçu tellement de monde…
“Ce dont je suis certain, c’est que je suis meilleur que mes narrateurs, je ne suis pas intéressé par la violence, d’ailleurs je déteste la violence. Oui, je peux comprendre un crime passionnel, ce qu’a commis O.J. Simpson, je me suis retrouvé dans la même situation, j’ai été poussé à cette limite. Sauf que moi, je suis incapable de tuer. Et puis, je suis aussi une personne beaucoup plus légère que mes narrateurs. J’aime rire.”
> > Lire aussi notre dernière rencontre avec Bret Easton en 2019
En effet, on aura rarement vu autant de distance amusée, presque stoïque – l’humour noir des grand·es torturé·es ? En maître de l’ironie, Ellis avait eu la réaction la plus drôle au moment de la mort de Salinger : tweeter une injonction à se réjouir et à faire la fête. “J’adore Salinger, mais je n’ai pas pu résister. Ici, la moitié des gens qui ont vu ce tweet n’ont rien compris. On m’a même menacé de mort !”
Avant de partir, il nous invite à la fête donnée pour le lancement de Suite(s) impériale(s) au Chateau Marmont. Quand on lui répond qu’on sera hélas de retour à Paris : “Oh, vous ne ratez rien. Ce sera très ennuyeux. Vous savez, un cocktail littéraire, c’est toujours très, très ennuyeux…” Avec lui, on en doute.
Retrouvez l’intégralité de l’article dans le n° 768 d’août 2010 et la playlist de ses livres
{"type":"Banniere-Basse"}