La viande, le sang mais aussi la camaraderie et l’engagement syndical : à l’heure on l’on évoque enfin la souffrance animale, Stéphane Geffroy, employé dans un abattoir, donne un autre regard sur cette profession mal perçue. Et il espère surtout sensibiliser sur les dures conditions de ce métier immémorial mais tabou.
Il y a d’abord l’odeur. Celle du sang, de la merde, de lait caillé et des corps des animaux. Il y a ensuite le bruit des machines, assourdissant. Bip bip, les 90 décibels sont atteints, on est en zone rouge selon l’inspection du travail mais, tant pis, on continue, il faut bien. Il y a la douleur et la fatigue, aussi, avec les médicaments pour dormir et les courbatures qui se transforment en maladies et accidents. Dans les médias, on parle souvent – à raison d’ailleurs – de la condition animale. Dans A l’abattoir de Stéphane Geffroy, on en parle aussi mais on évoque surtout la condition humaine.
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Car c’est là le but de cet ouvrage qui paraît le 13 avril : mettre en lumière ceux qu’on ne voit pas, ces milliers de personnes cachées sous leurs combinaisons de protection, blanches à 5 heures du matin et rouges le soir. “Les ouvriers et les ouvrières en abattoir, on n’en parle presque jamais dans les médias. C’est pour cela que j’ai voulu faire ce livre”, écrit Stéphane Geffroy.
Tout au long de ce témoignage, ce Breton de 46 ans n’a de cesse d’expliquer, révéler, donner à voir, à sentir et à entendre ce qui est son quotidien depuis vingt-six ans : employé à la “tuerie” de bovins de l’abattoir de Liffré, près de Rennes. Un métier qui porte bien son nom : comment lui et ses compagnons de chaîne d’abattage vont-ils tenir jusqu’à la retraite ? Selon Stéphane, la réponse est assez claire : en l’état actuel des choses, ils ne tiendront pas.
Un marchand de cidre et un lapin
“On blague souvent avec mes collègues là-dessus, en disant que dans nos dernières années de travail on sera en fauteuil roulant.” Dans les locaux de la collection “Raconter la vie”, créée par Pierre Rosanvallon pour donner la parole à ceux qu’on n’entend pas assez, Stéphane Geffroy plaisante mais est on ne peut plus sérieux. Déjà parce que le sujet l’est en soi, mais surtout parce qu’il entend faire “bouger le gouvernement sur la question.”
Pour lui – en arrêt maladie six mois à cause d’une blessure à l’épaule – et pour les copains. Ils s’appellent “Wowow”, “Marchand de cidre” ou encore “Lapin”, chaque surnom faisant référence à un trait saillant de leur caractère (devinez ce qu’aime boire le deuxième). Un des huit chapitres de l’ouvrage leur est consacré. Un bel hymne à la camaraderie et à l’entraide, nécessaires pour ne pas sombrer – même si, avec la multiplication des CDD ces dernières années, il est de plus en plus difficile de tisser des liens.
A l’image de l’ensemble du livre, elles sont écrites dans un style simple, oral, trivial parfois. Pour Stéphane Geffoy, qui a reçu l’aide de Pierre Rosanvallon pour la rédaction, “il était important que tout le monde puisse comprendre, qu’on ait l’impression de m’entendre parler.” Si ses proches l’ont soutenu dans sa démarche, ils ont tout de même été “un peu étonnés vu [son] parcours difficile à l’école!”
Ecrire cet ouvrage lui a également permis d’oser, enfin, raconter à sa famille la dureté de son travail : “Mes sœurs ne s’attendaient pas à ce que ce soit aussi difficile.” Car, quand on travaille dans un abattoir, on ne déblatère pas des heures sur emploi. On dit pudiquement qu’on “travaille dans l’agroalimentaire”.
Un métier tabou mais “noble”
Ce tabou autour de son métier, Stéphane Geffroy veut le briser. Marre d’être “montré du doigt” : “J’ai l’impression qu’on nous prend pour des parias, des gros ouvriers un peu primaires, qui feraient quelque chose de sale […] En tout cas, on préférerait ne pas trop entendre parler de nous.” En cause, selon lui, les nombreuses vidéos sur Internet et qui donnent une mauvaise image de leur profession :
“Ca nous fait de la peine d’être mis dans le même sac que les abattoirs qui font mal leur boulot. Un animal mal traité à l’entrée d’un abattoir donne de la viande moins bonne pour le consommateur, ça n’a aucun intérêt.”
Pour lui, leur job est “noble” et “existe depuis la nuit des temps”. Un discours qui tranche avec les appels de plus en plus nombreux à cesser de manger de la viande, tant pour des raisons éthiques qu’écologiques.
Non, si Stéphane Geffroy est inquiet, c’est pour l’avenir. Le corps des ouvriers est cassé et la retraite paraît bien loin : “Je n’ai aucune idée de la façon dont je vais finir, c’est un peu angoissant.”, écrit-il. A l’heure où les gouvernements ne cessent de repousser l’âge du départ à la retraite et où leur profession ne bénéficie pas des progrès technologiques – son livre souligne, qu’en gros, peu de choses hormis les normes d’hygiène ont changé depuis les années 1900 – il réclame que les politiques ouvrent les yeux sur leur situation : “Si je ne suis pas le seul à penser comme ça, il va falloir faire quelque chose.”
Les métamorphoses
Et faire quelque chose, il s’en sent capable depuis quelques années. Avant, il se sentait un peu prisonnier de cet emploi, entamé par hasard à 19 ans en tant que saisonnier mais, bon, on reste parce qu’on n’a pas vraiment d’autre choix. Le déclic pour faire évoluer sa situation, il l’a eu en devenant délégué syndical CFDT puis membre du comité d’entreprise. Son tirage au sort en tant que juré dans un procès d’assises à Rennes a ensuite renforcé cette évolution.
Ce sont sans doute les plus belles pages du bouquin : comment un homme pas vraiment à l’aise à l’oral, un peu renfermé et parfois déprécié par ses supérieurs a progressivement réalisé que sa voix était tout aussi légitime que celle d’un autre. Comment un homme a pris son destin en main et, a fortiori, celui de ses collègues, qu’il défend bec et ongles. Comment un homme a “cessé d’appartenir au monde des muets, de ceux qui subissent”.
Grâce aux formations de prise de parole et d’informatique qu’il a reçues via son syndicat, il a le sentiment “d’être sorti de sa bulle” et de s’”être ouvert sur le monde”. Ce livre est la dernière étape en date de sa métamorphose, et, même s’il ne sait pas encore comment, il ne s’arrêtera sans doute pas là. Pas de chance pour le gouvernement : son surnom à lui, c’est “Cactus”.
A l’abattoir, par Stéphane Geffroy (collection « Raconter la vie », Seuil), 85 pages
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