Deux ans après sa confession d’ex-accro au crack, l’écrivain new-yorkais Bill Clegg nous enfièvre à nouveau avec le vrai-faux récit de sa guérison. Un manuel de survie rédigé à l’encre noire.
Des cailloux de crack pour seul horizon. Bourrer la pipe, inhaler la fumée, basculer dans un autre espace-temps. La dernière fois qu’on l’a quitté, Bill Clegg était mal en point. C’était à la fin de Portrait d’un fumeur de crack en jeune homme, en 2011, récit choc de quelques semaines de défonce où il avait failli laisser sa peau : « une orgie de deux mois qui s’est soldée par une poignée de somnifères, une bouteille de vodka, une pipe à crack bourrée à mort et un trajet en ambulance », résume-t-il laconiquement au début de 90 jours, livre aux faux airs rédempteurs, l’acte de contrition d’un ex-toxico revenu à la vie.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Prosélyte et un poil édifiant, Bill Clegg s’autorise à l’être mais seulement à la dernière page, interpellant un lecteur imaginaire peut-être pris dans la même tourmente que lui. Pour le reste, 90 jours rétablit un climat de terreur, cette impulsion morbide qui avait conduit ce parfait jeune homme à saccager sa vie, son couple et sa petite agence littéraire au nord de Madison Square. Autant de lieux et d’êtres qu’il doit désormais éviter comme un château hanté, sous peine de voir ressurgir les vieux fantômes de son addiction.
Le retour au bercail en paria
Le récit commence quand le narrateur revient à Manhattan, après quatre semaines passées dans un centre de désintoxication. Ce temps ellipsé, sorte de colle noire entre les deux livres, n’est pas intégré au récit de Clegg. Parce que cette quarantaine sous surveillance est par définition sans danger, exclue par son inoffensivité même de la fiction. L’auteur raconte autre chose. On le comprend vite, en observant la tournure que prend ce retour au bercail : ce sont des corps fuyants, des airs inquiets, des visages en deuil. Une montagne de dettes et un canapé-lit cédé presque à contrecoeur. Mais il y a pire, car Clegg le pestiféré, le « paria », doit faire face à un temps vide, à un agenda privé de divertissement pascalien dans une ville où l’on meurt de n’être personne.
Il y a pire aussi que ce cercle vertueux qui semble toujours le rejeter, un tunnel de réunions d’ex-junkies constituant une sorte de monde parallèle, de société secrète pou accidentés de la vie. Il y a les rechutes. Et c’est au travers de ces pages que Clegg dégaine son style économe, lapidaire, recrée ce nuage suffocant, et pour le lecteur presque insupportable, qui ne se dissipera qu’au prochain sevrage, une nouvelle aube pourrie. Plus qu’une dépendance, Clegg évoque un « démon », un « besoin maladif ». Une malédiction assassine et dégradante.r
Ses mots pour la décrire peuvent prendre la forme d’une métaphore abrasive (« comme une peau qui vous hurle de la ravager de vos ongles, de la frotter avec fureur »), ou bien c’est une autre image, celle-là presque comique : « C’est comme David Banner quand il se transforme en Incroyable Hulk. Une fois que ses muscles font craquer ses vêtements et que sa peau devient verte, il ne peut que laisser le monstre se déchaîner. » Rien, en tout cas, qui laisse envisager l’espoir d’une rémission – ces 90 jours considérés comme le symbole « d’un pied bien ancré dans la sobriété ».
Un enjeu d’écriture inépuisable
Clegg nous dit bien le parcours difficile, semé d’embûches, vers une reconstruction. Celle-ci semble pourtant davantage être le fruit d’une succession de hasards que relever d’un exploit personnel. À l’inverse, la dynamique du livre est de creuser un espace collectif, cet inframonde thérapeutique fréquentés par les oubliés d’une « ville de mecs qui ont la gagne » et d’un système éminemment individualiste. Une existence douillette en vase clos, son ancienne vie, que l’auteur rattache aux premiers signes de son autodestruction.
Ex-enfant chéri de New York, Clegg fait dans ses marges la rencontre d’un puissant antipoison : le goût de l’entraide, de l’écoute, des échanges désintéressés. Comme si ces réunions d’ex-camés – dans les bibliothèques, les sous-sols d’églises – étaient devenues le dernier endroit d’Amérique où les espoirs et les combats se partagent. Il y a Asa, ancien clubber rouquin et angélique, l’étrange Polly, toujours en pyjama, qui fait de ses rechutes incessantes un sujet de boutade, ou encore Jack, son « coach », sorte de « superhéros de la sobriété » qui n’a plus retouché à l’héro depuis quinze ans.
Paradoxalement, le regard de Bill Clegg sur la société et sur lui-même n’est pas celui d’un miraculé mais d’un condamné à mort. Il se sent constamment en « sursis », jamais à l’abri d’une pulsion autodestructrice, d’un ultime festin de dope mortel. L’écriture, en ce sens, remplit sa fonction conjuratoire. Clegg est un cas clinique pour lui-même et possiblement un enjeu d’écriture inépuisable : elle seule, peut-être, peut le sauver du vide à chaque livre. Pour Clegg, il n’y a pas de raisons que la peur s’estompe, en dépit de la douceur dont il réussit à l’envelopper. Mais rien qui empêche, du coup, le déploiement durable de cette autofiction en pente, funeste et cependant lumineuse.
90 jours (Éditions Jacqueline Chambon), traduit de l’anglais (États-Unis) par Laure Manceau, 192 pages, 19,80 €
{"type":"Banniere-Basse"}