Troisième et dernier volume des écrits posthumes de Gilles Deleuze, publié à l’occasion du vingtième anniversaire de sa mort.
Ces Lettres et autres textes forment une occasion oblique de se familiariser avec la pensée du philosophe, dont les concepts clés – “ligne de fuite, nomadologie, machine désirante, rhizome, agencement, déterritorialisation”… – flottent encore dans notre époque. Michel Foucault lui-même avait prédit qu’un jour, “peut-être, le siècle serait deleuzien”. Une lettre admirative, envoyée fin 1970, à Foucault, renverse pourtant la logique : “Vous faites une œuvre admirable et vraiment nouvelle. Moi, je me vois plutôt comme plein de ‘petits trucs’ bien, mais compromis par trop de morceaux encore scolaires (…)”, confesse Deleuze.
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Cette attention aux autres et cette modestie quant à lui-même traversent les lettres et textes de jeunesse que David Lapoujade a rassemblés dans ce recueil fragmenté. Tous traduisent, au fond, le geste deleuzien par excellence : le souci d’explorer d’autres logiques de pensée, loin des modèles rationnels classiques, dominés de son vivant par le structuralisme orthodoxe. David Lapoujade parlait dans son dernier livre centré sur son travail “des mouvements aberrants” pour définir la dynamique de la pensée deleuzienne. Une manière de rappeler que ce qui l’intéressait fut toujours d’établir de nouvelles “terres”, au risque de se plier à des logiques irrationnelles.
Manie du déplacement
Le long et passionnant entretien qu’il accorda avec son ami Félix Guattari à Raymond Bellour au printemps 1973, prévu pour Les Temps modernes (et finalement jamais publié), éclaire particulièrement ici sa manie du déplacement. Publiant à l’époque L’Anti-Œdipe, le philosophe, toujours excellent dans l’exercice de l’entretien oral, éclaire le sens de sa “schizo-analyse” en affirmant qu’il “n’y a pas d’inconscient”, que “toutes les instances sociales, y compris la psychanalyse, sont faites pour empêcher la production d’inconscient”.
Bousculant les schémas de pensée dominants, prenant à rebours les évidences, Deleuze déjoue tout, motivé surtout par le goût des rencontres et des amitiés. Contre les esprits fatigués, et déjà soucieux de ses compagnonnages à venir, il écrivait dès 1946 que “l’équipe est le seul moyen d’échapper à la médiocrité”. Toute sa vie, pleine de lignes de fuite et de travaux partagés, il y aura échappé.
Lettres et autres textes édité par David Lapoujade (Les Editions de Minuit), 320 pages, 19,50 €
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