Cinquante-cinq ans après Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur, le véritable premier roman d’Harper Lee, Va et poste une sentinelle, paraîtra en France début octobre. Plus complexe, il nous offre les clés pour comprendre le silence d’un auteur rare.
Harper Lee est un mystère : après la sortie de Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur en 1960 (prix Pulitzer 1961), succès international aux 30 millions d’exemplaires écoulés, l’écrivaine n’a plus rien publié, et refusait systématiquement de donner des interviews, se murant dans sa maison de Monroeville en Alabama avec sa sœur avocate, Alice. La nouvelle, en janvier dernier, de la publication d’un nouveau roman de Lee fut un événement, vite doublé d’une polémique : Alice, qui protégeait Harper, avait confié en 2011 que sa sœur, affaiblie par l’âge (elle est née en 1926), serait capable de signer n’importe quel document. C’est, étrangement, juste après la mort d’Alice en automne 2014, que l’avocate d’Harper Lee, Tonja Carter, déclarait avoir retrouvé un manuscrit inédit et avoir reçu l’accord de Lee pour le publier.
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Va et poste une sentinelle est le tout premier roman de Harper Lee, écrit durant les années 50, qui met en scène Jean Louise Finch, alias Scout, l’alter ego fictionnel de Lee, à l’âge de 26 ans. Le roman comprenant quelques flash-backs (réussis) sur son enfance, son éditrice d’alors, Tay Hohoff, chez J.B. Lippincott & Co, lui suggéra d’écrire un autre roman, uniquement fondé sur l’enfance de Scout dans les années 30. C’est ainsi qu’est né le plus grand best-seller de l’histoire de la littérature américaine. En lisant Va et poste une sentinelle, on comprend pourquoi Harper Lee n’avait jamais souhaité le publier : il jette une ombre irréversible sur L’Oiseau moqueur.
Désillusions d’une jeune femme
En effet, ce roman s’impose comme son envers, son négatif : le père avocat de la petite Scout, Atticus Finch, qui défendait un Noir injustement accusé du viol d’une Blanche – quitte à se mettre à dos la communauté de la très réactionnaire ville de Maycomb – et transmettait à ses enfants des valeurs humanistes à la manière d’un vieux sage, se révèle ici beaucoup plus ambigu sur la question raciale.
Va et poste une sentinelle raconte les désillusions d’une jeune femme installée à New York qui, de retour dans la maison familiale pour les vacances, va découvrir que son père participe à une réunion de Blancs contre les Noirs, où se tiennent les propos les plus abjects. Lors d’un long dialogue final où elle affrontera son père, celui-ci, tentant de se justifier, lui dira : “Souhaites-tu voir des cars entiers de Noirs débouler dans nos écoles, nos églises et nos théâtres ? Souhaites-tu les voir entrer dans notre monde ?” C’est ce que n’a pas supporté la critique anglo-saxonne lors de la sortie du livre en Angleterre et aux Etats-Unis le 14 juillet, se dépêchant de jeter le bébé avec l’eau du bain en déclarant le texte médiocre.
Roman complexe
Le problème, c’est qu’il ne l’est pas : Va et poste une sentinelle est un très beau roman, qui méritait d’être publié tel quel. Les personnages de la tante réac, Alexandra, de l’oncle Jack, un excentrique, les scènes sur l’enfance (moins nombreuses qu’on ne l’a annoncé), la scène du café qu’organise sa tante pour Jean Louise, qui comprend dès lors qu’elle ne trouvera jamais sa place parmi les bourgeoises de Maycomb, celle où elle retourne voir sa vieille nounou noire qui lui tournera le dos, sont parfaites de force et de maîtrise, de cruauté ou de drôlerie.
On retrouve l’écriture de L’Oiseau moqueur, mais débarrassée de ses bons sentiments : un roman complexe, où se reflète dans toute sa dureté un tournant crucial de la société américaine, qui se cristallise dans la question du traitement des Noirs. Jean Louise incarne le changement, Maycomb la procrastination la plus rance, et le roman montre une réalité difficile à admettre pour les Américains blancs : même les meilleurs d’entre eux affichaient des réticences à traiter les hommes de couleur en égaux.
Les clés du mystère Harper Lee
Va et poste une sentinelle raconte aussi le cheminement personnel d’une femme libre qui ouvre enfin les yeux et comprendra qu’elle n’épousera jamais son ami d’enfance, comme elle l’avait prévu : Henry, en effet, participe aussi à ces réunions anti-Noirs où se rend Atticus Finch car, comme il lui expliquera à la fin, il est prêt à tous les compromis pour se faire accepter par la communauté de Maycomb, et s’y faire une place. Harper Lee ne s’est jamais mariée. Peut-être en est-ce ici la raison : une perte de confiance vis-à-vis de tous les hommes, à l’exception du personnage du petit Dill, alias Truman Capote, avec qui elle restera liée, et qu’elle aidera dans ses recherches pour De sang-froid.
En plus de nous éclairer sur le rôle d’un éditeur sur la “fabrique” d’un livre à succès (L’Oiseau moqueur), ce roman passionnant nous livre peut-être enfin les clés du mystère Harper Lee. Et de son silence : connaissant le véritable visage de ses personnages, et la vérité de la question raciale aux Etats-Unis, pouvait-elle se permettre de répondre aux questions des hordes de journalistes, séduits par cette ode à la justice et à la tolérance qu’était L’Oiseau moqueur, sans avoir à leur mentir ? D’autant que son personnage déclare ici ne pas être prête à épouser un homme noir. Elle aura peut-être préféré ne pas les recevoir, et ne plus rien écrire, pour ne pas avoir à contredire son roman dont le succès recouvrit toute sa vie.
Va et poste une sentinelle (Grasset), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Pierre Demarty, 336 pages, 20,90 €, en librairie le 7 octobre
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