La Seine-et-Marne, ses mornes paysages, ses bourgs endormis… Avec “77”, son premier roman au style inspiré du rap, Marin Fouqué donne corps et voix à une jeunesse périurbaine cernée par la boue, les coups et le patriarcat.
« Ecrivain, je le suis. C’est vrai, maintenant que tu le dis. » Presque surpris, Marin Fouqué. Dans le café, voix de basse et crâne décoloré, il précise : « Enfin, écrivain à mi-temps, j’ai envie de dire. » Il est midi Porte de La Villette, et dans une heure il part bosser à l’entrepôt. Manutention. 13 heures, 20 heures 30. Pompes à coques et bleu de travail. « Je ne me plains pas, ça me laisse toute la matinée pour écrire. Et l’après-midi, je me pose des questions plus terre à terre. Genre comment bien prendre ce sac pour pas me péter le dos. » Dans le passé, c’était pion et animateur d’ateliers d’écriture avec des enfants, des prisonniers. Mais toujours du temps pour écrire. Depuis « tout môme », la vocation. A 7 ans déjà, des carnets avec des petites histoires criminelles, « des calepins, comme Colombo », la fiction « comme support de jeu ». Et plus tard, le rap, la poésie.
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Ecrivain donc, car premier roman. 77. Dit 7-7. Titre qui claque et monochrome marron. Comme le shit qui colle et la boue de la Seine-et-Marne. « Le 7-7, il n’y avait rien, c’était rien, dit Fouqué. Alors je me suis dit : ‘bah vas-y, écrit un livre sur l’ennui et le néant’. » Osé. Résultat : un roman sur tout sauf l’ennui. L’adolescence dans l’axe. La terre, la violence et l’oppression aussi. « Ce que je prenais pour une absence d’identité, c’était une identité en soi. Cet entre-deux entre le bitume et la boue, ce croisement correspond exactement au temps de l’adolescence, entre l’enfance et l’âge adulte. »
“C’est une histoire de corps. De libération”
Première page. Jeune à capuche, sous un Abribus, au bord de la route, au milieu des grands champs. « Le ronronnement de la nationale au loin, le chant du tracteur, parfois, les pylônes électriques comme des cigales, toujours, et çà et là, des aboiements de chiens. (…) Ici, tant que le bitume n’aura pas tout recouvert, des vagues de bitume qui enroulent l’horizon, ça restera chez nous. Et chez nous, c’est vert, c’est gris et c’est marron. Surtout marron. »
Lycée séché, pilon roulé, affrontement avec le paysage. La terre marron du 7-7. « Un huis clos à ciel ouvert en face-à-face. » Sous l’abri, les volutes de shit et les souvenirs qui remontent. II y a le grand Kevin, le Traître et la fille Novembre. Minots des champs, batailles de boue et guns à billes. Le Petit Nicolas version ter-ter. Bizutages et roustes parentales en prime. Il explique, l’auteur : « C’est une histoire de corps. De libération. D’abord, il y a ce corps avachi sous un Abribus. Toute la journée. Puis ce corps va se lever, se redresser pour s’épaissir, faire armure. Et à un moment donné, il va devenir un corps dansant. Plus simplement un corps qui est là pour faire obstacle, pour recevoir les coups ou les donner. Mais pour être là, au monde, en soi. »
Marin Fouqué, 28 printemps, a grandi à Vernou-La-Celle-sur-Seine. Sud 77. « Le grand rien. » Ni la ville ni la campagne. Ni la mer ni la montagne. Camaïeu de marron et territoire dortoir. Dès l’impulsion romanesque, la volonté de “comprendre” d’où il venait et aussi d’être “légitime” dans ce qu’il écrivait. “Car il y a plein d’auteurs hommes, blancs, hétéros, cisgenres qui pendant très longtemps, et encore aujourd’hui, se sont permis d’écrire sur le petit Burkinabé qui a des problèmes, ou sur la prostituée roumaine. Qui au nom d’un certain esprit universaliste se permettent d’investir tous les points de vue, d’écrire sur tout et n’importe quoi. Pas moi. Moi, je me suis posé la question de ce que je connaissais le mieux, et d’où est-ce que j’étais légitime pour écrire ». Le 77, donc.
Une entreprise de déconstruction
Roman politique alors ? Grand oui. « Au sens, d’abord, où il n’y a pas de cynisme ici », précise Fouqué. Qui regrette les textes qui « exotisent la ruralité ». Donnent à lire ce que le Parisien fantasme. « Soit les ruraux comme des rustres, avec une violence extrême, soit comme des personnes très simples. » Limite neuneus. Fouqué, lui, écrit juste, écrit aimant. Mais sans se leurrer sur sa terre : « Bien sûr, il y a de la violence, du racisme, de l’homophobie et du virilisme. Bien sûr, il y a d’énormes problèmes, des choses totalement inadmissibles. Mais toujours, j’essaie d’avoir un axe bienveillant et sincère. En ce sens-là, je pense que c’est militant. » Alors, il revient au corps avachi. Voûte du projet. « Etre avachi, c’est aussi être avachi sur ses privilèges. D’homme blanc, cisgenre, hétéronormé. Avoir conscience que lorsque j’arrive dans un lieu public, si je parle, on va m’entendre. Savoir que si je marche dans la rue à 3 heures du mat’, il ne va rien m’arriver. Etre avachi sur ces privilèges-là, c’est aussi être un oppresseur. Alors se redresser, ça commence par se rendre compte de ça, puis travailler à le déconstruire. »
“Si tu enlèves cette barre de la virilité à franchir, ce saut à la perche impossible, tu peux enfin te concentrer sur toi”
Chronique rurbaine d’un affranchissement des carcans virilistes et patriarcaux, 77 est le roman d’une déconstruction, d’une « dés-initiation ». « La virilité est un truc inatteignable. Qui n’existe pas, dit l’auteur. Donc, lorsqu’on te construit en disant que c’est ça qu’il faut atteindre, tu ne peux qu’être rempli de frustration. Et cette frustration tu vas forcément la rediriger vers quelque chose, ou pire, vers quelqu’un. Mais si tu enlèves cette barre de la virilité à franchir, ce saut à la perche impossible, tu peux enfin te concentrer sur toi, juste être quelqu’un au lieu de viser ce truc imposé qui n’existe pas. C’est ça dont parle le livre. » Le déclic remonte à la féministe radicale Andréa Dworkin, au penseur de la déconstruction viriliste John Stoltenberg, et puis surtout à la rappeuse Safia Bahmed-Schwartz, « si brillante artiste, si aimante mère, formidable femme, si puissante compagne, si précieux amour, surpuissante personne », dans les mots de Fouqué. Qui conclut par « fuck le patriarcat ». Message limpide.
L’envie de faire « sonner les mots »
Niveau inspiration : « le punk pour l’ADN », « PNL pour la poésie », « Despentes pour l’électrochoc », « la hardtek pour le rythme ». Spectre contemporain. Classiquement, tout a commencé par Harry Potter, puis ça a été la claque Camus, le « nihilisme sincère et bienveillant » de l’auteur de L’Etranger, « l’élan de la révolte ». Plus tard Dostoïevski, Crime et Châtiment, vraie « baffe dans la gueule ». Et surtout, depuis toujours, le rap. Référence number one. En rotation : DJ Shadow, Furax Barbarossa, Casey, Médine, Youssoupha à la grande époque, Booba période Panthéon. Puis le son a suivi le processus de déconstruction. Les lyrics misogynes qui brûlaient soudain les oreilles. Fouqué est passé à l’américain : Mobb Deep, Mac Miller, Frank Ocean. L’ouverture. Nouveaux horizons du beat et punchlines clean.
Enfant, à la maison, ça écoutait du français à texte. Le Forestier. Ferrat. C’est tout ce qu’on saura du passé. Mur d’enceinte et repli pudique. « Pas nécessaire d’en parler dans l’article. » Alors saut dans le temps. Départ du nid à 18 ans. Direction les Beaux-Arts de Cergy, « car il n’y avait pas d’école pour devenir écrivain », spécialisation performance orale, poésie sonore. Le virus de l’écriture dès minot. D’abord des chansons, « mais trop de trucs à dire et pas assez de place », ça passe au rap, « mais impossible de tenir la mesure, toujours débordé par le rythme », alors place à la poésie, grand espace et liberté.
“Ce travail du texte qui est écrit pour être dit, c’est la base de ce que je fais”
C’est l’envie de faire « sonner les mots » qui amène Marin sur scène. Performances à la chaîne pour des cacahuètes. « Et quand c’est devenu tellement long que ça tenait plus sur scène, j’ai commencé à écrire sur le papier pour que ça devienne un roman. Donc ce travail du texte qui est écrit pour être dit, c’est la base de ce que je fais, c’est de là d’où je viens. Et si ça accroche en bouche, si ça racle le palais, on récrit jusqu’à ce que la bouche puisse totalement le dire. Pour que l’oreille puisse l’entendre. C’est comme ça, je crois, qu’on crée un flux, un flow. »
12 heures 45, bientôt l’entrepôt. Dernière question : des rêves ? « D’abord finir le deuxième roman, et au quatrième, écrire quelque chose de vraiment signifiant. Le premier, c’est comme un tour de chauffe. Je mets du temps. Au quatrième, je me serai assez déconstruit par rapport à la virilité, à la masculinité, et je pense que ce sera assez juste. J’espère. » On sera là alors.
77 (Actes Sud), 224 pages, 19 €
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