Construit comme un thriller, Eileen dresse le portrait d’une jeune femme amère en quête d’effacement. Un premier roman dérangeant signé Ottessa Moshfegh sur la fin de l’enfance où résonne l’écho de Moins que zéro.
En 2015, la sortie d’Eileen est un petit phénomène aux Etats-Unis. Repérée pour un premier opus en forme de longue nouvelle expérimentale, McGlue (2014), et pour une série de courts textes publiés dans la Paris Review et le New Yorker, son auteure Ottessa Moshfegh bénéficie déjà d’une aura branchée à New York. Ce premier roman dur et sombre lui apporte les lumières populaires.
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Auteure badass
Assumé comme un page turner, conçu comme un thriller, le livre se retrouve sacré du PEN/Hemingway Foundation Award, genre de Goncourt du premier roman américain, puis sur la short list du Booker Prize, Graal super-médiatique de la littérature anglo-saxonne. Il sera traduit en France en janvier 2016. Le mix de hype, de mauvais genre et d’honneurs agit comme une étincelle dans la poudrière à buzz. Achat de droits par Hollywood, interviews à la pelle, portraits pleine page : Ottessa Moshfegh est intronisée « voix cruciale » des nouvelles lettres américaines.
Et cette lumière nouvelle, l’auteure s’en drape. Dans les interviews, elle enchaîne jurons, déclarations choc et fanfaronnades. Elle reçoit la presse avec des phrases comme : « Je suis intelligente, talentueuse, motivée, disciplinée et… talentueuse : est-ce que je l’ai déjà dit ? » Badass, du genre qu’on adore détester ou qu’on déteste adorer.
« Je ne voulais pas attendre 30 ans pour être découverte »
Née en 1981 à Boston d’une mère croate et d’un père iranien, Ottessa Moshfegh est une adolescente mal dans sa peau. A l’aube de la vingtaine, elle s’envole pour la Chine où elle monte un bar punk et carbure à l’alcool, aux clopes et aux tranches de melon. Trois ans plus tard, sobre quand elle rentre au pays, une bourse de l’université de Brown lui permet de se consacrer entièrement à l’écriture.
Après le succès d’estime de McGlue, elle décide de passer à la vitesse supérieure. Elle veut que sa prose la rende célèbre
Mais Ottessa Moshfegh est biberonnée de cette mentalité typiquement américaine : work hard, play hard, make money. Alors, après le succès d’estime de McGlue, elle décide de passer à la vitesse supérieure. Elle veut que sa prose la rende célèbre. Dans le Guardian, elle déclare alors : « Je ne voulais pas attendre 30 ans pour être découverte (…). Tous ces abrutis gagnent des millions de dollars, alors pourquoi pas moi ? (…) J’ai dit : merde. Ce qui était aussi : baise-les. J’ai pensé : je vais leur montrer à quel point c’est facile. » Entre la blague et le défi, la jeune romancière commence un nouveau roman en suivant les conseils du livre The 90-Day Novel (2010), manuel d’écriture de best-sellers conçu par l’Américain Alan Watt. Elle en suit les méthodes et les contraintes presque oulipiennes pendant soixante jours avant de craquer. Eileen était né.
Eileen, héroïne désabusée
La romancière y met en scène une vieille dame qui revient sur la semaine qui a fait basculer sa vie d’adolescente aigrie dans une froide bourgade au nord de Boston, au milieu des années 1960. L’héroïne, Eileen, ne s’envisage alors que comme une jeune femme laide, chiante, désabusée et repoussante. Seule avec son père alcoolique depuis la mort de sa mère, elle travaille comme secrétaire dans une prison pour mineurs. Tout est gris, sale et triste dans son quotidien. Seule la lumière apportée par l’ambition de fuir et disparaître de son trou permet à la jeune femme de tenir. Ça et l’amitié étrange qui la lie à une certaine Rebecca, vamp électrisante et vénéneuse. Toute l’entreprise romanesque ne tient que sur l’insoutenable tension dans laquelle le récit est maintenu jusqu’au drame. Parce que, évidemment, il y a un drame.
Un autre Moins que zéro
« C’est le calme que l’on ressent dans les secondes qui précèdent un accident de voiture. » Cette phrase, Ottessa Moshfegh l’a écrite non pas pour décrire l’ambiance de son roman mais pour parler de celle de Moins que zéro, le premier roman culte de Bret Easton Ellis auquel elle a consacré un long papier le mois dernier dans le Guardian. Et ce n’est probablement pas un hasard (Bret Easton Ellis avait fait le choix de l’auteure pour ce numéro bien avant cet article). Car il est possible de lire Eileen comme la version en négatif de Moins que zéro, la mise en miroir des deux facettes d’un projet commun : le portrait d’une adolescence américaine vécue comme un emprisonnement, cerné de mal-être, de frustrations et d’envie de disparaître.
On retrouve ces longues plages de rien vaines et banales, ces interminables sorties en voiture à destination de nulle part
A la Californie fournaise, archi-friquée, cocaïnée et vide de sens de Moins que zéro, Eileen oppose un Massachusetts polaire, prolétaire, noyé sous le gin mixé d’anxiolytiques, tout aussi abêtissant. Dans les deux textes, on retrouve ces longues plages de rien vaines et banales, ces interminables sorties en voiture à destination de nulle part. Et puis surtout cette irréfrénable fuite en avant. Vers l’accident. La disparition. La fin de l’enfance.
Eileen (Fayard), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Françoise du Sorbier, 304 p., 20 €
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