Un seul personnage, quatre trajectoires différentes dans l’Amérique des fifties et des sixties. En voulant écrire un roman total, Paul Auster donne dans l’intempérance.
Des fées qui se sont penchées sur le berceau d’Archie Ferguson, la plus éminente est un maître du roman à l’ancienne : à l’instant où elle met au monde Archie, sa mère, Rose, est absorbée par la lecture de Un conte de deux villes, soit une fresque dans laquelle Charles Dickens souligne l’articulation tragique entre destins individuels et soubresauts de l’histoire – en la circonstance, ceux de la Révolution française.
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Et d’autres révolutions – celles, sexuelles et culturelles, dont les sixties furent prodigues – ne vont cesser d’influer sur la trajectoire d’Archie. Ou de lui faire écho : quand le personnage central du nouveau livre de Paul Auster perd sa virginité au soir de l’assassinat de John Fitzgerald Kennedy, c’est l’Amérique entière qui dit ce même jour adieu à son innocence.
Un entrelacs de romans d’apprentissage
A décennie mutante, personnage aux visages changeants : en écho aux propos que tenait en 2005 le narrateur de Brooklyn Follies – “Tout homme contient plusieurs hommes en lui, et la plupart d’entre nous faisons des sauts d’une identité à une autre” –, Archie Ferguson se voit, sous un même nom, offrir quatre personnalités et parcours différents.
S’ensuivent, passé le chapitre d’ouverture, un entrelacs de romans d’apprentissage d’une empathie d’autant plus criante qu’Auster met dans la bouche de Ferguson numéro quatre – soit, métafiction oblige, de l’auteur du millier de pages que compte 4321 – une règle d’or : “L’essentiel était d’aimer ces garçons, de les aimer autant qu’il s’aimait lui-même.”
Du New Jersey des fifties aux lumières de Manhattan, de l’effervescence culturelle de San Francisco aux salles de cinéma de Paris, et du mouvement en faveur des droits civiques aux manifestations contre la guerre du Vietnam, ce souci de ne passer sous silence aucun aspect de la vie des personnages se traduit par le tourbillon d’engagements politiques, de coups de foudre, de coups du sort et d’enthousiasmes littéraires – “les livres commençaient à converser entre eux dans la tête de Ferguson” – qui rythme ces variations sur le thème du “gamin qui voulait prendre le large”.
Auster s’affranchit de tout impératif de tempérance
Mais si cette prodigalité de la plume fait merveille dans le registre de la chronique historique, elle porte également en elle une dangereuse tentation. Dans sa volonté de disséquer les moindres états d’âme et de corps de ses personnages, Auster s’affranchit de tout impératif de tempérance ; face aux résultants emballements du thermostat – “les feux étouffés de leur attirance mutuelle s’étaient mis à flamber dans une orgie sauvage de caresses sur le canapé du salon” –, il arrive au lecteur d’éprouver l’envie d’appeler les pompiers.
De canapés de salon en lits d’étudiants, de cafés de Greenwich Village en restaurants de Montparnasse et de listes de romanciers vénérés en litanie de films cultes, la “parabole de la destinée humaine” qu’a en tête Auster se retrouve alourdie par une pléthore d’énumérations – comme si, en s’attelant à quatre versions alternatives de sa propre jeunesse, l’écrivain était, au risque de verser dans l’autocomplaisance, arrivé à en fétichiser le moindre élément.
4321 (Actes Sud), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Gérard Meudal, 1024 p., 28 €
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