L’un des romans les plus barrés de l’hiver est signé Blake Butler et porte la voix d’un serial killer cannibale. Un labyrinthe de fiction dévorante dans un langage contaminé par la folie.
Soyons honnêtes : 300 millions est l’un des romans les plus bizarres qu’on ait lus. Un pavé de fiction radicale de 550 pages, terrifiante et brute, où la syntaxe, la grammaire et la raison sont étrillées jusqu’à la déconstruction, et même parfois jusqu’à l’illisibilité. Sixième roman mais première œuvre traduite de Blake Butler, espoir des lettres expérimentales nord-américaines et reporter pour Vice, le livre avait pour ambition initiale de répondre au posthume 2666 de Roberto Bolaño.
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Quand le mal passe à table
Comme dans le classique chilien, le texte se divise en cinq chapitres, autant de paliers d’immersion au cœur de la folie, de la violence et du cauchemar contemporain. A la lecture – et puisqu’il faut bien se raccrocher à ce que l’on connaît pour ne pas être avalé par le labyrinthe textuel de l’ouvrage –, on pense à David Lynch pour l’étrange, à Dennis Cooper pour le gore et à David Foster Wallace pour l’ambition folle d’englober les obsessions d’une civilisation entière.
L’auteur, quant à lui, raconte qu’à l’époque où il s’est lancé dans la rédaction de son roman, il lisait Tombeau pour cinq cent mille soldats de Pierre Guyotat (1967) : la manière dont la monstruosité de la guerre y contamine la langue de l’auteur français a servi de canevas littéraire à son 300 millions.
Tout y commence pourtant comme dans un thriller particulièrement trash mais plutôt classique : Gretch Gravey vient d’être arrêté. Il est un de ces serial killers dont l’histoire de l’Amérique regorge. Psychopathe, manipulateur, ensorcelant.
Pour construire son personnage, Butler s’est appuyé sur des dizaines de témoignages des plus fameux tueurs en série, n’hésitant pas à détourner parfois leurs citations tirées des rapports de police ou d’interviews. Dans sa “maison noire”, le tueur, habité par une entité diabolique qu’il nomme Darrel, recrute de jeunes disciples, rejetons paumés souvent camés, qu’il endoctrine à coups de sermons mystiques et de drogues dures. Il envoie les mômes une fois catéchisés chasser des mères de famille, condamnées à être torturées, exécutées et dévorées lors de rituels inhumains. Les restes, à différents stades de décomposition, sont entreposés dans une crypte sous la maison, un enfer de putréfaction, “la ville de Sod” comme la surnomme le tueur.
Une pure expérience de lecture
C’est à travers ce qu’on croit être le journal de bord du cannibale que l’on découvre les crimes. Un texte furieux, insensé, conçu pour nous précipiter au plus proche de la conscience viciée du gourou. Mais très vite, des notes de bas de page sèment le trouble. On ne sait plus ce qu’on lit, ce qui est censé être vrai, ou qui raconte l’histoire. C’est le début d’un long processus de déstabilisation littéraire qui va mener le lecteur vers une désorientation absolue. Ces notes donnent la parole à l’inspecteur Flood, qui a arrêté le tueur, mais aussi à des agents de police, à des gamins endoctrinés, à des experts psychiatriques.
Pendant que l’épidémie de tueries gagne toute la population américaine, la narration bascule, change de forme, de vecteur
Elles se contredisent entre elles, sont parfois censurées, mettent à l’œuvre un autre récit. Mais on comprend qu’un mal étrange contamine les policiers liés à l’enquête. Tous se mettent à se suicider ou à trucider leur famille. Et pendant que l’épidémie de tueries gagne toute la population américaine, qui finit par s’autodétruire dans une apocalypse meurtrière, la narration bascule, change de forme, de vecteur. Gravey, Darrel, Flood, tous tendent à se confondre. Mais est-on vraiment sûr qu’ils aient été distincts ?
En réponse à l’avènement de la folie qui contamine le récit, l’écriture de Blake Butler elle aussi dérape vers l’insensé. Des dizaines de pages délirantes se succèdent, formant un catalogue de sévices sans ponctuation, de dialogues post-mortem, de poussées schizophréniques et d’accumulations hypnotiques d’inventions modernes. L’exercice est obsessionnel, impressionnant de radicalité. Bien au-delà d’un roman noir, 300 millions est le portrait dément d’une société malade, intoxiquée par son désir de mort, par sa tentation de l’autodestruction. Il se veut tout à la fois étude vertigineuse des maux du contemporain (folie, violence, consumérisme, viralité, fanatisme) et tentative extrême d’épuisement des possibilités de la fiction.
On ne va pas se mentir, 300 millions n’est pas un roman à la portée de tous, il est une expérience littéraire excessive, dérangeante et inédite. Vous laisserez-vous contaminer ?
300 millions (Inculte), traduit de l’américain par Charles Recoursé, 550 p., 24,90 €
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