Le grand écrivain vient de disparaître à l’âge de 85 ans. En 2016, Les Inrocksétaient revenus sur un de ses romans les plus importants, La Tache. Cette tragédie humaine féroce inaugurait les années 2000 en dévoilant de façon prémonitoire les ravages du politiquement correct.
Philip Roth, aujourd’hui âgé de 82 ans, vit reclus dans sa maison du Connecticut encerclée de grands érables. Ce qu’il fait de ses journées, on l’ignore (il serait un spectateur assidu de football américain, relirait des classiques) depuis qu’il a mis un terme à sa carrière d’écrivain.
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Retraite annoncée ici même, dans Les Inrocks, lors d’une interview à New York pour la parution de ce qui s’est effectivement avéré son dernier livre. Paru en France en 2012 (2010 aux Etats-Unis), Nemesis clôturait un cycle de quatre volumes mâtiné d’une puissante noirceur et de morbidité.
Cette lugubre révérence, avant sa retraite loin du ramdam médiatique et littéraire ; le secret entretenu par Roth autour de sa vie et son œuvre ; son inimitié revendiquée envers les journalistes : tout cela concourt à entretenir le mythe d’un auteur asocial, ce qui ne sera pas démenti par notre bref échange.
Les réponses de Roth arrivent par fax
Roth a en effet accepté, il y a quelques semaines, de répondre à nos questions sur La Tache, lui qui refuse désormais tout rapport avec les médias. Le caractère lapidaire de ses reparties envoyées par fax en dit long sur sa répugnance presque comique à commenter son travail.
“Mon humeur, comme à son habitude, était déterminée”
Extraits choisis : La Tache a-t-il été un livre compliqué à écrire ? “Rédiger La Tache n’a pas été moins difficile qu’aucun autre roman que j’ai eu à écrire.” Quel était votre état d’esprit à l’époque ? “Mon humeur, comme à son habitude, était déterminée, et mon travail, le centre de ma vie.” Avez-vous relu La Tache récemment ? Qu’en avez-vous pensé ? “Non, je ne l’ai pas lu depuis des années.” Quel est votre avis sur le film tiré du livre ? “Il est indigent et mal casté.”
Il y aurait pourtant beaucoup à dire de ce texte au statut unique dans la carrière de Roth. Ce fut d’abord un immense succès critique aux Etats-Unis, puisque le livre rejoint, en 2000, la liste des ouvrages préférés du New York Times et obtient, en 2001, le prestigieux PEN/Faulkner Award. En France, les ventes explosent, avec 300 000 exemplaires vendus et l’accès de Roth au rang d’écrivain culte. Il obtient le prix Médicis étranger en 2002.
Un gros plan sur le climat social et politique des Etats-Unis
Au-delà de ce retentissement, La Tache marque par la très forte et flamboyante charge contre son époque. Après Pastorale américaine et J’ai épousé un communiste, centrés sur deux climax historiques des US (la guerre du Vietnam et le maccarthysme), Roth parachève sa trilogie par un gros plan sur le climat social et politique immédiat des Etats-Unis.
La Tache se déroule sur un campus universitaire du New Jersey. Coleman Silk, professeur charismatique, y enseigne depuis des années lorsque éclate le scandale qui conduit à son renvoi : l’emploi du mot “spook” pour désigner deux étudiants brillant par leur absentéisme.
Malheureusement, ce bon mot est traduit en propos raciste – “spook” évoquant en anglais un “fantôme”, mais aussi, dans sa forme vieillie et argotique, une personne de couleur – puisque les étudiants en question sont noirs. S’ensuit une chasse à l’homme de toute l’intelligentsia universitaire, en rogne contre l’ex-doyen attaqué aussi en raison de son machisme, de sa vision du monde phallocentrée et finalement de ses mœurs sexuelles.
“Ce ne sont pas les géants qui font tomber, ce sont les nains”
“La Tache raconte comment un être fort tombe, relève Marc Weitzmann, écrivain, ancien journaliste des Inrocks et ami de Roth. C’est un truc qui le fascine dans pratiquement tous ses livres : les personnages se heurtent à des trucs idiots qui ont plus de pouvoir que leur propre force. Ce ne sont pas les géants qui font tomber, ce sont les nains. Ce thème court dans tous ses livres à partir du Théâtre de Sabbath et de Pastorale américaine, où ses héros ont tous en commun d’être très forts dans leur être. Ils persistent dans ce qu’ils sont malgré la provocation et la destruction.”
Le “truc idiot” porte ici un nom : le “politiquement correct”. Cette mentalité typiquement américaine, savant mélange de puritanisme, de bienséance et d’hypocrisie. Une notion qui fait sourire Josyane Savigneau, auteur d’une bio sur l’écrivain et journaliste au Monde : “Quand j’ai rencontré pour la première fois Roth, en 1992, on a parlé du ‘politiquement correct’ : d’après lui, c’était une invention 100 % européenne semant des accusations injustes contre une pseudo-Amérique puritaine. Il prétendait que ce n’était pas un débat intéressant. Huit ans plus tard, il avait changé d’avis ; avec La Tache, il s’est réveillé.”
Une petite pipe dans le bureau ovale
Et pour cause. En 1998, éclate l’affaire Monica Lewinsky : une petite pipe dans le bureau ovale à l’origine d’un scandale planétaire. Roth, à l’époque plongé dans le second tome de sa trilogie américaine, J’ai épousé un communiste, n’en revient pas. Il est atterré par les proportions colossales que prend l’affaire.
“L’été du ‘marathon de la tartufferie’”
Blake Bailey, biographe américain de l’auteur, résume très bien son état d’esprit : “Philip était fasciné par les ragots moralisateurs autour du scandale, ainsi que par la rigueur éthique en vogue dans les universités américaines. Mais en tant qu’écrivain, il chérit ce genre de détails, surtout quand cela touche à la complexité et à l’imperfection de l’être humain.”
Il est impossible de ne pas citer le passage peut-être le plus fameux et hilarant de La Tache sur ce thème : “En Amérique en général, ce fut l’été du ‘marathon de la tartufferie’ : le spectre du terrorisme, qui avait remplacé celui du communisme comme menace majeure pour la sécurité du pays, laissait la place au spectre de la turlute ; un président des Etats-Unis, quadragénaire plein de verdeur, et une de ses employées, une drôlesse de vingt et un ans, avaient rallumé la plus vieille passion fédératrice de l’Amérique, son plaisir le plus dangereux peut-être, le plus subversif historiquement : le vertige de l’indignation hypocrite.”
Roth va alors construire une intrigue en miroir, faire coïncider cette période d’hystérie sexuelle et politique avec la trajectoire de son héros septuagénaire, engagé dans une liaison sulfureuse sous Viagra avec une femme de ménage illettrée de 34 ans.
Ce personnage, rebut d’une lignée aristocratique responsable de la mort de ses deux enfants (brûlés dans un incendie), harcelée par son ex-mari, paraît si improbable qu’on ne doute pas qu’il est un produit de l’imagination de Roth.
“Un personnage de Française odieuse qu’il aimait”
Ce n’est pas le cas de l’autre héroïne : cette prof de nationalité française, incollable sur Bataille et les structuralistes, qui veut la peau de Coleman Silk. Si Roth a dit s’être inspiré pour Delphine Roux “des vaches du champ d’à côté”, confidence relayée par Josyane Savigneau qui y voit aussi une relique de son mariage avec l’actrice britannique Claire Bloom, Christine Jordis, son éditrice chez Gallimard depuis Opération Shylock (1991), nous livre sa version : “Lors d’un colloque à Aix, Philip a évoqué ce personnage de Française odieuse qu’il aimait. Il l’appelait ‘my darling’. C’est une normalienne qui a fui son milieu social étroit et qui veut s’établir aux Etats-Unis, devenir quelqu’un par ses propres moyens. Roth ne possédait pas ce personnage, ni le contexte social d’où elle avait émergé. Il s’est dit en m’entendant parler de ma famille, de mon père, que je pouvais l’éclairer.”
“Il m’a véritablement cuisinée, comme Balzac aurait pu le faire” Christine Jordis, éditrice de Roth chez Gallimard
“Il est venu à Paris dans mon bureau et m’a posé beaucoup de questions sur les milieux français traditionalistes, l’élite provinciale. Il m’a véritablement cuisinée, comme Balzac aurait pu le faire. Ça a duré trois heures, j’étais épuisée, il ne m’a pas laissé une minute en paix. Jusque dans les points de détails : est-ce qu’on portait du Chanel ou du Yves Saint Laurent, est-ce que le patronyme Valencourt devait être précédé d’une particule ‘de’, etc. Il m’envoyait les épreuves et je faisais des commentaires. C’était d’une précision et d’une exigence totales.”
L’exigence est la marque de fabrique de Roth. Une clé de son génie qui peut être source de conflit hors du labeur solitaire. Sa quête de précision frôle alors la tyrannie. Surtout quand il s’agit de traduire ses livres : comment maîtriser sa prose dans une langue qu’on ne connaît pas semble être un souci obsessionnel pour Roth, une peur qui le fragilise et le conduit à s’entourer d’une armada de lecteurs franco-anglais ayant pour mission de “fact-checker” chaque traduction.
Jaloux de chaque mot, attentif au moindre point-virgule…
Josée Kamoun, son excellente traductrice depuis Pastorale américaine, a jeté l’éponge après Un homme, en 2007. Jaloux de chaque mot, attentif au moindre point-virgule, Roth adopte la même rigueur quant à l’exégèse de son œuvre. Il nous confiait ainsi, en 2012, pourvoir son biographe en documents personnels (“20 % de cette bio seront faux, mais c’est toujours mieux que 22 %”) et avoir déjà ordonné la destruction de ses archives après sa mort.
Cette volonté de contrôle a été mise à mal. En 2012, soit douze ans après la parution de La Tache, naît une polémique autour des origines de Coleman Silk – Noir à la peau claire qui s’est inventé une identité de Blanc juif. Roth découvre sur sa fiche Wikipédia un rapprochement établi entre son personnage fictif et Anatole Broyard, écrivain et chroniqueur du New York Times, mort en 1990, qui a passé sa vie à dissimuler ses origines créoles.
Roth adresse à Wikipédia une lettre ouverte parue dans les colonnes du “New Yorker”
Roth déclare l’inexactitude de cette information à l’encyclopédie en ligne qui “exige des sources secondaires”, considérant insuffisant le seul point de vue de l’auteur. Très remonté, Roth adresse à Wikipédia une lettre ouverte parue dans les colonnes du New Yorker, plaidoyer enflammé où il assure n’avoir jamais croisé Broyard (à l’exception d’une fois dans un magasin de chaussures) et que son modèle serait plutôt à chercher du côté d’une mésaventure arrivée à son ami Melvin Tumin, professeur à Princeton, injustement accusé de racisme.
Les origines de Coleman Silk puisent plus encore dans le parcours de Roth, tant il colle à l’image du romancier en génie pestiféré. Dans La Tache, Roth apparaît moins à travers son alter ego, Nathan Zuckerman, aux commandes de la narration, que dans ce personnage de paria bigger than life.
“La tyrannie du nous”
“L’objectif de Roth est toujours de nous dire qu’en Amérique tout n’a pas été aussi rose. Certes, le pays n’était pas hitlérien, antisémite. Mais il y avait encore un numerus clausus pour les Juifs quand il est arrivé à l’université. Il a grandi dans un quartier juif, mais à la fac, Roth a eu le sentiment d’être autre, et il a grandement souffert de ce sentiment d’altérité”, commente Josyane Savigneau.
Même chose lorsque Silk débarque dans une fac d’après-guerre 100 % noire : la stigmatisation raciale est insupportable et il décide d’échapper à son destin, “à la tyrannie du nous”, dit le livre, pour vivre en “moi pur avec toute son agilité”. Marc Weitzmann soutient que “le passage le plus intéressant est celui où Silk décide de devenir autre chose que ce qu’il est. C’est la possibilité américaine : se débarrasser de ce dont on vient et devenir autre chose que ce qu’on est. En un sens, Roth ne parle que de ça. Et du prix à payer pour ce ‘born again’.”
La question du sacrifice est donc au centre de La Tache et peut-être de l’équation Philip Roth. Que faut-il sacrifier de soi, de sa vie, pour être écrivain ? Un artiste à la poursuite de la vérité cachée derrière le masque social exhibé par chacun d’entre nous, y compris par lui.
La peur de ne pas être aimé ou adoubé
Au-delà de l’ascèse, la solitude, une forme de retrait au monde, de l’accomplissement mondain ou familial, Roth a surtout surmonté son appréhension de l’opinion des autres. La peur de ne pas être aimé ou adoubé.
Roth se contrecarre des critiques dont lui et son œuvre furent la cible
Il a vaincu ce besoin si tyrannique en soi d’être aimé par tous, et se contrecarre des critiques dont lui et son œuvre furent la cible – depuis le succès de Portnoy et son complexe, en 1969. Transformer les coups en caresses – toutes les formes d’accusations (sexisme, égotisme, lubricité) et les articles semi-injurieux.
Tout le monde n’est pas capable de vivre avec des lobbies juifs et féministes sur le dos, ou dans le viseur d’une critique du New York Times – la redoutable Michiko Kakutani. C’est à ce prix élevé que Roth a pu bâtir une œuvre.
La Tache (Gallimard)
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