Fin des années 1990, deux jeunes bédéastes se lancent dans une aventure qui va durer seize ans. Tremplin pour toute une génération de dessinateurs, ce projet est un manifeste graphique et esthétique qui a bouleversé le paysage de la BD française.
Dix-neuf dessinateurs, trente-six albums, deux concepteurs-scénaristes (également dessinateurs), seize années d’existence, plus de 1,2 million d’exemplaires vendus : la série Donjon, créée en 1998 par Joann Sfar et Lewis Trondheim, a révolutionné la BD française en créant un ton inédit et en consacrant une génération d’auteurs.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Ce n’est pas un hasard si cette saga malicieuse, peuplée de personnages animaliers et qui se joue des codes de la fantasy, est née à la fin des années 1990. Il souffle alors un vent de renouveau et d’inventivité dans le monde de la BD française – notamment grâce à l’essor de la BD indépendante, et de L’Association.
Fondée en 1990 par Lewis Trondheim, Stanislas, Killoffer, JC Menu, Mattt Konture, Mokeït et David B., cette maison d’édition fait la part belle à l’expérimentation, avec dans son vivier de jeunes auteurs qui ne tardent pas à être reconnus et à faire des émules : Emmanuel Guibert, Guy Delisle, Dupuy et Berberian, mais aussi Blanquet, Christophe Blain, Blutch qui, en plus de Menu, Stanislas et Killoffer, participeront plus tard à l’aventure Donjon.
Trondheim et Sfar ont partagé le même atelier
Les audaces de L’Association se font vite remarquer, notamment quand Slaloms de Lewis Trondheim, qui met en scène son héros récurrent Lapinot, remporte le prix de la révélation au Festival d’Angoulême 1994. La même année, L’Association publie un des premiers albums de Joann Sfar, Noyé le poisson.
Sfar est fan d’heroic fantasy depuis l’enfance
Sfar est fan d’heroic fantasy depuis l’enfance. Il a découvert Bilbo le Hobbit de Tolkien à 10 ans, dévoré tout ce qu’il a trouvé dans le genre, fait partie d’équipes de jeux de rôle. Parallèlement, il se lance dans l’écriture de scénarios pour la collection Terres de légendes de l’éditeur Delcourt, où il laisse libre cours à sa passion pour les contes et la fantasy en dessinant Petrus Barbygère, une histoire d’elfes et de pirates scénarisée par Pierre Dubois, le spécialiste de la féerie. Il scénarise également, avec Jean-David Morvan, les trois premiers tomes de la série Troll.
Au milieu des années 1990, quand naît l’idée d’un travail commun, Trondheim et Sfar se connaissent bien. Entre 1992 et 1994, ils ont partagé un atelier avec Christophe Blain, David B. et Emile Bravo. Lewis Trondheim raconte : “Joann voulait travailler avec moi. Quand j’ai quitté Paris pour vivre au soleil et à l’air pur, il a continué de me proposer des projets pour les faire à deux. Je prenais bien soin de toujours refuser.”
”Jouer comme des gamins dans un bac à sable géant”
“A cette époque, je commençais tout juste Lapinot chez Dargaud, et je voulais me concentrer sur mes histoires. Puis un jour, il m’envoie les cinq premières pages de scénario de Donjon. J’ai trouvé le pitch de base plutôt intéressant. Mais comme je n’avais pas vraiment le temps, je lui ai proposé de prendre Lapinot comme personnage principal et d’en faire un livre dans la série chez Dargaud. Il m’a répondu qu’il n’aimait pas ce personnage, qu’il le trouvait trop moralisateur.”
Joann Sfar : “Je ne sais pas pourquoi je lui ai dit ça à l’époque… On s’est alors retrouvé avec ce canard et ce dinosaure.” Le but premier de Donjon “était de se créer des bonshommes à nous, avec lesquels on pourrait jouer comme des gamins dans un bac à sable géant”, explique Lewis Trondheim.
Un but qui a compliqué leur recherche d’un éditeur. Une vénérable maison décline ainsi Donjon pour le motif suivant : “Nous ne prendrons pas cette série parce que c’est évident que vous vous amusez trop en la faisant.” Les éditions Delcourt sont, elles, amusées par le projet et le comprennent.
Une récréation parodique ?
Ne pas prendre au sérieux cette série délirante constitue une réaction plutôt légitime tant les deux premiers albums dessinés par le seul Trondheim (Cœur de canard et Le Roi de la bagarre, 1998), s’amusent aux dépens de la fantasy. Le duo feint d’en respecter les codes pour mieux faire du mauvais esprit.
Les deux premiers albums posent les bases d’un univers proliférant
Très gaguesques et loufoques, ces premières aventures sont presque trompeuses sur la marchandise. Emballé par l’humour, le lecteur croit avoir dans les mains une récréation parodique. Erreur : avec leurs allusions et clins d’œil semés comme des petits cailloux, ces deux albums posent les bases d’un univers qui va rapidement s’étendre sans perdre sa cohérence.
Frustré de ne pas dessiner Donjon, Sfar propose de prendre en charge graphiquement une deuxième série, Donjon Crépuscule, qui racontera le futur des personnages principaux (Herbert et Marvin) et la fin de Terra Amata, cette planète empreinte de fantastique et de magie.
Christophe Blain rejoint l’aventure
Trondheim accepte et suggère de créer aussi une troisième série qui remontera le temps jusqu’à la préhistoire du Donjon (Donjon Potron-minet). Pour ces histoires de cape et d’épée à l’atmosphère nocturne, les deux auteurs se tournent vers leur pote d’atelier, Christophe Blain.
Dessinateur de Donjon Potron-minet entre 1999 et 2006, il se souvient : “Ça s’est fait très naturellement, sans douleur. Je respectais beaucoup l’histoire mais comme Joann et Lewis préfèrent créer des personnages, mettre en place des gags et jouer sur l’absurdité des situations, ils me laissaient le champ libre pour les scènes d’action. Ils avaient tendance à alimenter leurs scénarios d’histoires sentimentales et sombres qui me correspondaient.”
Si tout lui est livré clé en main, Blain s’approprie, graphiquement, certains personnages comme la tueuse Alexandra. “A l’origine, c’était une renarde, j’en ai fait une lézarde habillée comme une Brigitte Bardot années 60.”
Une numérotation intrigante orne désormais chaque album, aux alentours des –100 pour les Potron-minet, à partir de 1 pour les Zénith et à partir de 101 pour les Crépuscule. Cette astuce – utiliser l’album comme unité de temps – permet d’établir une chronologie et d’inclure les ellipses.
“Raconter une épopée, c’est dire comment on voit la société”
Contrairement à la rumeur, Sfar et Trondheim ne sont pas partis pour trois cents albums, mais le binôme n’arrête pas d’écrire. “L’échange est très fructueux entre nous, raconte à l’époque Sfar. L’un et l’autre, on s’autorise des choses dans Donjon que l’on ne ferait pas dans nos livres solo.”
L’imagination débordante, les deux cerveaux sollicitent d’autres dessinateurs
Au début des années 2000, Donjon est devenue une hydre à trois têtes… voire plus. Aux trois séries précitées, s’ajoute Donjon Parade, suite d’albums comiques dessinés par Manu Larcenet. L’imagination débordante, les deux cerveaux sollicitent d’autres dessinateurs pour des spin-off – des albums centrés sur des personnages secondaires – dans une cinquième gamme, celle des Donjon Monsters dont les volumes s’intercalent entre les épisodes des séries régulières.
L’ensemble acquiert alors une dimension qui va bien au-delà d’une série animalière : les intrigues intègrent des traumas enfantins, des déboires amoureux, le deuil… des sentiments très humains. “Le caractère animalier crée une distance, précise Sfar, et en même temps on peut être ému par les personnages de Donjon. Raconter une épopée, c’est dire comment on voit la société. Il y a beaucoup de mixité ethnique dans notre univers, on joue avec le racisme des mondes d’heroic fantasy.”
Une entreprise iconoclaste
Ce souci d’amener de la différence dans un genre très codé se retrouve dans le choix des dessinateurs des Donjon Monsters. D’Andreas à Carlos Nine, tous possèdent des traits singuliers et beaucoup viennent de la BD indépendante (JC Menu, Blanquet, Blutch…).
Avec maestria et sans compromis, ces albums renouvellent l’heroic fantasy, tel l’âpre Les Profondeurs (2004) dessiné par Killoffer. Réputé pour ses explosions graphiques non formatées, il a apprécié l’aspect iconoclaste de l’entreprise.
“Faire bosser Blanquet dans un contexte pareil, c’était jeter un petit pavé dans la mare de l’heroic fantasy.” Et il s’est consacré avec plaisir à son Donjon. “Je n’avais à me concentrer que sur le dessin, c’était récréatif. Je recevais au fur et à mesure les pages faites par Lewis. Donc, comme je voulais connaître la suite, ça me poussait à dessiner.”
“Dans ses story-boards, tout était très juste. J’ai rarement pu bouger quelque chose. En tout, j’ai dû ajouter deux gags de mon cru. Comme l’action se passe sous l’eau, j’ai essayé de charger les pages au maximum pour avoir cette impression d’étouffement, de confinement. J’ai voulu faire quelque chose de très purulent, d’organique, d’utérin… il y a beaucoup de vulves !”
“Je sers de prétexte à leurs plus bas instincts”
Pas d’erreur de casting, Killoffer, auteur du torturé 676 apparitions de Killoffer, a sans doute dessiné un des Donjon les plus noirs avec scènes de viol et meurtres violents. Mais ce sont bien Sfar et Trondheim les responsables. “Je sers de prétexte à leurs plus bas instincts, rectifie l’intéressé. Ce qui les amusait beaucoup, c’est que, dès qu’il y a du sang, il se diffuse partout dans l’eau.”
Blutch souligne aussi à quel point Lewis Trondheim savait exactement où allait la série. “Quand je l’appelais pour lui poser une question, il ne réfléchissait pas, il avait immédiatement la réponse. Il avait vraiment le truc en tête.”
“Je me suis amusé tout le long” Blutch
Lui aussi a apprécié l’expérience. “J’étais lecteur de Donjon avant que l’on me propose d’en faire un. Je m’étais régalé des premiers tomes dessinés par Lewis. Ce qui me séduisait dans cette entreprise, c’est que j’y voyais un prolongement du Donald de Carl Barks, pour qui Lewis et moi avons un penchant. Quand il m’a proposé, en 2001, de dessiner un Donjon, c’était comme si on allait faire un Picsou. Je sortais de l’album Vitesse moderne, j’étais un peu fatigué et cette collaboration m’a fait prendre des vacances de moi-même. Je me suis amusé tout le long, j’ai fait ça avec cœur et enthousiasme.”
“Je prenais des plans de Star Wars et je les redessinais à la sauce Donjon !”
Le rythme de Donjon Crépuscule est difficile à tenir pour Joann Sfar, pris par d’innombrables projets parallèles. Il fait alors appel aux Kerascoët, alias Marie Pommepuy et Sébastien Cosset. “On avait été embauchés par Joann pour travailler sur l’adaptation animée de Petit Vampire, raconte Sébastien. On y a travaillé pendant un an, Joann connaissait bien nos dessins, on était assez proches de son style.”
“On était des petits jeunes à l’époque, avec toutes nos preuves à faire” Marie Pommepuy et Sébastien Cosset
“Travailler sur Crépuscule nous est apparu comme une opportunité, un challenge de dessin. On était des petits jeunes à l’époque, avec toutes nos preuves à faire. Psychologiquement, c’était assez compliqué parce qu’on avait l’impression de passer en première division alors qu’on venait à peine de commencer à jouer.”
Les dessinateurs, encouragés par les scénaristes à s’approprier l’univers et à mettre toute leur personnalité dans Donjon, n’hésitent pas à y planquer des petites références personnelles. Sébastien Cosset se réjouit d’avoir pu cacher des références dans ses albums : “Je prenais des plans de Star Wars et je les redessinais à la sauce Donjon !”
Blutch, quant à lui, a salué un de ses amis : “Un de mes copains de Fluide, Patrick Moerell, est mort pendant que je faisais l’album. Quand je l’ai appris, je l’ai dessiné en servante en train de porter un plateau. Un rôle de figuration, mais c’était mon petit hommage.”
Une aventure éditoriale qui a modifié en profondeur le paysage BD français
Face à cette série iconoclaste, une partie du lectorat heroic fantasy, habitué à des graphismes inoffensifs, a d’abord sorti les griffes. Sfar et Trondheim ont longtemps reçu des lettres d’insultes, entendu des confrères se moquer. Ça n’a pas empêché le succès de Donjon.
Cette aventure éditoriale hors norme a même modifié en profondeur le paysage BD français et les codes de la fantasy. Au point que, rançon de la réussite, des séries d’apparence plus mainstream s’en sont inspirées. Copiée mais non égalée, Donjon a été bouclée avec un diptyque (Haut Septentrion et La Fin du donjon sortis en 2014). Mais Sfar et Trondheim sont assez facétieux pour s’amuser à nouveau avec leur univers fétiche, d’autant qu’il reste des histoires à raconter entre les ellipses…
Donjon (Delcourt)
{"type":"Banniere-Basse"}