Remedium (Christophe Tardieux de son vrai nom), a publié en septembre une BD remarquable : Cas d’école. Quatorze portraits d’enseignant·es qui rendent cruellement compte de la crise de la profession. Il revient pour Les Inrockuptibles sur une année particulièrement mouvementée dans le monde de l’éducation.
Christophe Tardieux, 39 ans, alias Remedium quand il dessine, est professeur des écoles à Tremblay-en-France (Seine-Saint-Denis). Depuis mars 2019, il publie des portraits d’enseignant·es qui rendent compte d’une profonde crise de la profession : burn-out, dépressions, suicides – à l’instar de Christine Renon, directrice d’une école maternelle, en septembre 2019. Pour briser le silence de l’institution sur ce malaise insidieux, il a publié en septembre Cas d’école : quatorze de ses portraits, sensibles et politiques, qui jettent une lumière crue sur l’univers scolaire et le quotidien des enseignant·es. Après une année tumultueuse, marquée par la gestion erratique de la crise sanitaire et l’assassinat de Samuel Paty, nous l’avons rencontré.
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Omerta sur le malaise enseignant
Remedium – Ça a commencé à bouger en 2020. Les suicides de Jean Willot en mars 2019, et de Christine Renon en septembre 2019 ont délié les langues de beaucoup d’enseignants qui subissaient des choses dans leurs métiers. Ils avaient besoin de l’exprimer. Mais du point de vue hiérarchique, rien n’a changé. Il y a une tentative de noyer le poisson et de faire comme s’il ne se passait pas grand-chose. Le ministère a d’ailleurs très peu communiqué sur leurs suicides. Il a fallu attendre la pression populaire pour qu’un vague communiqué soit publié. Ça a été très léger.
Cas d’école
Beaucoup d’enseignants se sont retrouvés dans Cas d’école. Quand j’ai commencé ce projet, en mars 2019, certains m’ont envoyé des messages, soit pour que je retranscrive leur histoire, soit tout simplement pour m’en parler, comme si j’étais le réceptacle de leurs soucis. C’était assez émouvant. J’ai reçu plus d’une centaine de témoignages d’enseignants divers et variés, avec des expériences très dures. Ça s’est accéléré avec le suicide de Christine Renon. Mais au niveau hiérarchique, on est toujours dans le système du “pas de vagues”. Il n’y a pas de réaction particulière.
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La crise sanitaire à l’école
La crise sanitaire à l’école n’a été gérée que par les enseignants : la hiérarchie n’a rien organisé. On n’était ni suivis, ni respectés, ni aidés par l’Etat. Ces éléments s’ajoutent aux habituels manques de moyens, et à l’espèce de déconsidération permanente du métier. Un ministre a dit sous couvert d’anonymat pendant le confinement : “Si les salariés de la grande distribution avaient été aussi courageux que l’Education nationale, les Français n’auraient rien eu à manger.” C’est horrible à dire, mais il y a une accoutumance à l’abjection de ces propos. On vit avec tout le temps. La seule petite éclaircie, c’est que de plus en plus de gens prennent conscience de leur vacuité. Je pense que beaucoup ont vu pendant le confinement que les enseignants faisaient tout ce qu’ils pouvaient sans aucuns moyens.
Jean-Michel Blanquer
Jean-Michel Blanquer est un type qui ne travaille pas. C’est un carriériste. Son rêve était d’avoir le ministère de l’Intérieur ; il ne l’a pas eu. C’est un mec qui a fait sa carrière dans l’Education nationale, comme on ferait sa carrière ailleurs, en tant que haut fonctionnaire. Sur le protocole sanitaire, comme sur le fait de protéger Samuel Paty, il a été aux abonnés absents. Quand il est pris en défaut, il rejette la faute sur les enseignants, c’est son bouclier habituel. Il est là depuis quinze ans : comme directeur des programmes, adjoint du ministre… On connaît bien sa politique, même s’il n’était pas en tête de gondole. On la ressent particulièrement, ainsi que son mépris, maintenant qu’il est en place au premier plan. Quand on est comme moi du 93, on l’a connu aussi comme directeur de l’Académie de Créteil. On a une longue histoire avec lui.
Qui d'autre que notre Grand Timonier mérite davantage d'intégrer la grande famille des "Cas d'école" ? Découvrez "L'histoire de Jean-Michel" mercredi 11 décembre sur cette page. #greve #grevedu10decembre #stylosrouges #PasdeVague #Blanquer #faisonsdesvagues pic.twitter.com/40N6VnBZqC
— Remedium (@RemediumTimoris) December 9, 2019
Samuel Paty
Lors de l’assassinat de Samuel Paty, on a su tout de suite, instinctivement, qu’il n’avait pas été aidé. Et la suite nous l’a confirmé. Les témoignages le montrent. Il a été laissé seul, sa hiérarchie lui a même fait des reproches, selon lesquels il n’avait pas géré sa classe correctement. Des collègues n’ont pas assuré, les familles non plus, les réseaux sociaux sont en cause, mais la hiérarchie n’est pas exempte de responsabilités. Un enseignant a dit que la seule chose qu’on doit retenir de cette histoire, c’est que Samuel Paty est rentré tout seul chez lui le soir. Ça explique tout. C’était le rôle de hiérarchie de s’assurer qu’il soit protégé.
Personnellement, au moment de son assassinat, Jean-Michel Blanquer a choisi de me menacer de procès. Les planches de Cas d’école sont publiées sur Mediapart, et il a fait pression pour censurer certaines cases le concernant. Le samedi, quand il fait son discours sur la liberté d’expression, ses avocats sont au téléphone avec Edwy Plenel pour réclamer la suppression de cases. Ça en dit long sur le double discours permanent qu’il y a dans l’Education nationale, où on fait mine de protéger les enseignants, mais c’est juste pour servir leurs propres intérêts. On a convenu de caviarder la case, et ça a fait un petit effet Streisand.
Les attentats
A chaque fois qu’il y a un attentat, ça précipite toute l’horreur du monde dans la classe. Chaque famille, chaque enfant traite les informations différemment. Certains parents en parlent beaucoup pour expliquer, d’autres essaient de les préserver… On doit récupérer les gamins là où ils en sont, et essayer de les rassurer, puis de leur faire comprendre toute l’horreur de la situation sans que ce soit glauque ou effrayant. C’est assez complexe.
Là où je suis [à Tremblay-en-France, ndlr], dans un quartier relativement populaire, avec une sagesse populaire, je suis assez préservé de l’atomisation de la société. Ça me permet de ne pas trop avoir peur, même si certains enseignants tombaient dans la caricature extrême de la chasse aux musulmans. C’était assez dur à vivre. J’ai sorti coup sur coup une BD sur Samuel Paty et une autre sur Emira, une gamine de 10 ans mise en garde à vue à Albertville car elle aurait tenu des propos déplacés en classe. Ça a été très compliqué, car j’ai vu une scission entre deux composantes de la société dans les commentaires : ceux qui comprenaient, la majorité, mais aussi des gens qui étaient là pour dire que c’était normal.
À 10 ans, #Emira a été conduite au poste pendant 11 h pour des propos maladroits lors d'un débat en classe sur la #Libertedexpression. Lisez son histoire, qui interpelle sur ce que devient notre société, sur @Mediapart et dans ce thread. ⤵#Albertville @edwyplenel pic.twitter.com/vpDoO0y3NS
— Remedium (@RemediumTimoris) November 11, 2020
Violences policières
J’ai un regard double sur les violences policières. Je trouve la succession d’événements que l’on a vécus cette année consternante, horrible. Ça confirme ce qu’on sait sur le côté systémique des violences et du racisme dans la police. Et, d’un autre côté, je trouve qu’il y a quelque chose de porteur d’espoir : ces affaires sortent de plus en plus. Ça fait quinze ans que j’ai commencé à dessiner, et la thématique des violences policières traverse quasiment toute mon œuvre. Ma première BD était sur les émeutes de 2005 [qui avaient pour origine la mort de Zyed Benna et Bouna Traoré, ndlr]. Depuis quinze ans, le débat ne prenait pas dans la société. Il restait cantonné aux cités. Puis il y a eu les Gilets jaunes, ça a ouvert les yeux d’un nouveau public. Dans l’horreur de la situation, c’est positif, on peut en retirer quelque chose de bénéfique, si tant est qu’on puisse faire évoluer les choses. Il faut continuer à en parler, et ne pas oublier que ce racisme et ces violences sont multipliés par dix ou cent dans les cités. Il ne faut pas les laisser de côté dans les débats sur ces thématiques.
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La pauvreté dans les quartiers populaires
Je n’avais pas d’espoir sur le “monde d’après”. On est gouvernés par des gens qui ont des objectifs qui ne sont pas les mêmes que les nôtres. J’espérais simplement que les quartiers populaires ne seraient pas les grands perdants de cette crise. Et finalement, ils vont l’être : en nombre de morts, en pertes d’emplois, en chômage, en pauvreté. Les quartiers sont dévastés, la pauvreté a augmenté en flèche, et rien n’est fait. Au contraire, on observe un peu la même technique que pour l’Education nationale : la recherche du bouc émissaire. Quand il y a eu une hausse des contaminations, et de la mortalité dans le 93, on a mis immédiatement la lumière sur le fait qu’ils ne portaient pas leur masque, parce que ce sont des gens qui ne sont pas civilisés, qui ne peuvent pas vivre en société… Alors qu’on savait très bien qu’ils n’avaient pas arrêté de travailler pendant le confinement, qu’ils devaient se rendre en poste, prendre les transports, etc. Ce discours a stigmatisé les quartiers, alors qu’ils auraient mérité d’être mis sur un piédestal.
Des œuvres marquantes en 2020 ?
Wow, faudrait que je cherche ! (rires) Il y a un livre sorti tout récemment : La force de l’ordre, une BD de Didier Fassin, avec Frederic Debomy et Jake Raynal, qui retrace ce dont on parlait sur les violences policières. En musique, je commence à vieillir, alors je vis un peu dans le passé ! Mais j’ai beaucoup écouté l’album de Swift Guad et Al’tarba, Musique classique : un album de rap underground assez sympa, dans une thématique un peu nihiliste.
C’est un peu de la même famille que Casey, Vîrus. C’est un peu ma cam’. Il y a un feat de Virus dessus : Les Chants de Maldoror. Le truc, t’as envie de te flinguer quand tu l’écoutes ! (rires) En début d’année, j’ai aussi beaucoup écouté le nouveau projet de Casey, Ausgang. J’avais prévu d’aller au concert, ça s’est mal goupillé…
Propos recueillis par Mathieu Dejean
Cas d’école. Histoires d’enseignants ordinaires, de Remedium, éd. des Equateurs, 100 p., 15€
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