Ecrivaine et journaliste turque, engagée dans la défense des Kurdes et la reconnaissance du génocide arménien, Asli Erdogan avait été arrêtée en août 2016 à Istanbul, dans un climat de purges suite au putsch contre le président turc, et libérée quatre mois plus tard, toujours menacée d’emprisonnement à perpétuité. Elle vit aujourd’hui en exil à Francfort-sur-le-Main, en Allemagne. Publié en mai, le magnifique Requiem pour une ville perdue disait cet exil, la solitude, et puis la mémoire de ce lieu perdu, Istanbul.
Mi-juin : Je suis là, derrière une baie vitrée, la nuit, au bout d’un interminable couloir d’hôpital… “Panorama”, ils l’appellent, cette vue sur le monde offerte aux malades qui peuvent encore marcher, de grandes vitres impeccablement transparentes, ouvrant sur un “monde ” fait de promesses d’avenir et de mémoire ravivée, et qui ne s’ouvrent pas d’un millimètre. Dehors, la tempête. Les hurlements du vent étouffent les bruits familiers du couloir d’hôpital – crises de toux, pas lourds, débiles, boiteux, éclats de télévision, une sonnette qui appelle désespérément l’infirmière –, ils entraînent la nuit vers ses profondeurs, ses abysses, ses ténèbres secrètes.
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Pour la première fois en cinq mois, je contemple Berlin en cherchant une image à emporter avec moi. La ville et moi, face à face des deux côtés d’une immense vitre qui ne s’ouvre pas, suspicieuses et mutiques, nous nous regardons. Et dans ce double regard fermé à tous les appels, toutes les promesses, nous nous désolons l’une et l’autre un peu plus… Le sourd profil de granit de la ville efface ma silhouette chétive comme on efface une tache.
Plongée dans la nuit qui empêche de rêver un autre lieu, un autre temps, la nuit qui barre le passage à tous les mots… J’ai marché, marché, arpentant les longs couloirs malheureux du destin, pour m’immobiliser devant un mur de verre. Déluges, trombes d’eau, bout du monde… Il est trop tard, maintenant, pour un récit où la vie croise ma route, tout est trop trouble… La colombe qui s’échappe de cet ultime déluge ne porte aucun rameau d’olivier dans son bec.
Jour de la Saint-Valentin : JE SUIS ACQUITTÉE !!!
Janvier : Après un automne passé à l’hôpital, en examens médicaux, etc., un peu rétablie, je m’installe à Berlin, avec quatre mois de retard. A Genève, on joue L’Enlèvement au sérail de Mozart sur le texte du Mandarin miraculeux, dans une mise en scène de Luk Perceval. Premier voyage depuis des mois ! Peut-être que la route qui me ramènera à l’écriture, même sans vie, passe par cette ville où j’ai écrit mes deux premiers livres ! Les deux derniers jours à Genève, on me place sous protection policière, à cause des menaces de mort.
Février : Le verdict de mon procès, qui dure maintenant depuis trois ans et demi, sera prononcé dans le courant du mois. Le procureur réclame neuf ans. Dans l’attente d’une nouvelle que je ne pourrai affronter seule, je vais à Paris.
Jour de la Saint-Valentin : JE SUIS ACQUITTÉE !!! Quand le verdict me parvient, assise à côté de gendarmes étonnés, je pleure comme une enfant, pendant plusieurs minutes. Dans un café, place Saint-Sulpice, je pleure. Au fur et à mesure qu’il se concrétise, mon bonheur vire au chagrin, ou bien l’inverse…
Plans, programmes… A la fin du mois, parutions de La ville dont la cape est rouge en Italie, du Requiem pour une ville perdue en France, traduit pour la première fois, du Bâtiment de pierre en Espagne. Trois mois de voyages entre l’Italie, la France et l’Espagne ! Je regarde le monde s’ouvrir soudain à moi, tel Lazare revenant d’entre les morts…
>> A lire aussi :notre chronique de Requiem pour une ville perdue
Mars : PANDÉMIE ! Le dernier jour avant le confinement, je vais chez le coiffeur en urgence, je visite le musée “Topographie de la terreur”, sur les nazis et le génocide. Impossible de trouver des masques ou du papier toilette. Tous les programmes annulés. L’éditeur espagnol repousse la parution du livre. La ville dont la cape est rouge, tel un enfant mort-né, attend d’être enterré dans les librairies fermées de Milan.
Le cauchemar commence
La peur et l’angoisse me tombent dessus, certes plus tard que prévu, mais massivement, implacablement. Le cauchemar commence.
1er avril : Le docteur que je suis allée consulter pour un contrôle de routine se met soudain à paniquer. Fièvre. Au matin d’une nuit infernale, pour la première fois je n’arrive plus à respirer. Ambulance.
2 avril : Hôpital. Le problème : dans un endroit inattendu, mon cœur, ce cœur en qui j’ai toujours eu confiance…
Dimanche soir, très tard. Ma mère m’appelle. En panique… Dans la maison de retraite où elle réside, tout le monde est forcé de faire un test.
Evanouissements, cris, hurlements, adieux
Trois jours plus tard : Le ton de ma mère au téléphone, calme, posé. Trop calme… Elle dit que les résultats des tests ne sont pas encore disponibles. Je la connais, cette voix qui a franchi le mur de la peur et de l’angoisse, moi aussi, le jour où j’avais su qu’on allait m’arrêter, j’avais fait un pas au-delà de la peur, j’étais devenue soudain calme, très calme, comme jamais dans ma vie. Et maintenant, même au téléphone, je sais reconnaître les voix de couloir d’hôpital (ou de prison)…
Ma mère à l’hôpital, je sens que l’inquiétude va me faire perdre la raison.
Parmi les femmes qu’on traîne à l’hôpital, ma mère passe la première nuit dans un couloir bondé
Semaine suivante : La presse s’empare du scandale. Une cinquantaine de femmes de la maison de repos sont poussées de force dans un bus, un dimanche soir, en pleine nuit, pour être conduites à l’hôpital. Evanouissements, cris, hurlements, adieux… Ma mère est parmi ces femmes qu’on traîne à l’hôpital, elle passe la première nuit dans un couloir bondé, entassée au milieu des autres. En quelques jours, ils leur refont passer des tests, puis tout le monde est libéré d’un coup, ou plutôt jeté dehors, dans la rue. La maison de retraite, arguant à raison des risques de contamination à l’hôpital, refuse le retour de douzaines de femmes, dont ma mère.
Mai : Peur, angoisse, dépression, insomnies… Documentaires YouTube, réunions Zoom. Le printemps est déjà là, mais je ne trouve pas une seule raison de sortir de chez moi. L’hôpital, encore…
La perpétuité de cet exil, l’impossibilité d’un retour
Mi-juin : quatre médecins, le chef du département et ses assistants, le visage grave et déterminé, entrent dans ma chambre. J’ai compris… Le diagnostic est tombé. Je suis atteinte d’une maladie auto-immune inguérissable, l’une des plus rares qui soient. Très rare, très violente… Malgré la pandémie, il faut affaiblir d’urgence mon système immunitaire, je dois commencer la chimiothérapie le jour même… Mes yeux se gorgent de larmes, “je suis en exil”, dis-je pour toute réponse… Tout le monde comprend ce que j’ai compris : la perpétuité de cet exil, l’impossibilité d’un retour… Mais la phrase suivante, personne d’autre que moi ne peut lui donner un sens : je vais peut-être aller à Paris. Une histoire d’amour, ils ont dû penser.
A qui pourrais-je l’expliquer ? C’est dans cette ville, Paris, que j’ai été acquittée la première fois, où j’ai vu toutes les routes s’ouvrir d’un coup devant moi, où j’ai pleuré des larmes de Lazare, dans un café de la place Saint-Sulpice. Pour la première et dernière fois.
Le soir, dans les jardins de l’hôpital. De l’autre côté des grilles, un hélicoptère décolle, les pilotes saluent une femme dont on comprend qu’elle est malade, condamnée… J’ouvre les paumes, je relâche toutes les colombes qui ont survécu au déluge, vers l’est, à l’horizon, vers l’horizon du retour.
P.-S. : plusieurs mois après que le délai légal a expiré, envers et contre toutes les règles fondamentales du droit, mon procès recommence à Istanbul, instruit par un autre procureur.
(Traduit du turc par Julien Lapeyre de Cabanes)
Requiem pour une ville perdue (Actes Sud), dernier livre paru
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