L’écrivain de science-fiction Alain Damasio a publié en 2019 Les Furtifs, quinze ans après son dernier roman, l’essentiel La Horde du contrevent. Par téléphone, il revient sur l’année qui s’est écoulée.
Qu’est-ce qui a changé pour toi en 2019 ?
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Alain Damasio – Beaucoup de choses ! Jusque-là, je n’avais jamais “préparé” la sortie d’un livre. En réalité, je n’avais jamais sorti un livre attendu, car lors de la publication de La Horde, il y a quinze ans, j’étais complètement inconnu. J’ai donc découvert ce qu’était l’attente d’un livre [Les Furtifs a dépassé les 100 000 ventes réelles, et a été élu livre de l’année par Livres Hebdo, ndlr]. Je me suis retrouvé pris dans une exposition médiatique que je n’avais jamais connue. Je suis dans une petite starification. Ça perturbe beaucoup le rapport que tu as avec toi-même. L’espèce de tranquillité d’esprit, l’anonymat quand tu te balades, c’est fini. J’ai perdu ce truc ultra-précieux d’être transparent. Même en manif ! J’en ai toujours fait, des manifs, pas la peine de me remercier d’être là ! (Rires)
Tu t’es senti libéré d’avoir publié Les Furtifs ?
Quand je finis un livre, j’ai toujours une sensation géniale. Tu te dis – c’est très con, mais : “Je peux mourir.” (Un blanc) Ma fille est à côté, elle fait une drôle de tête ! (Rires) J’ai versé tout ce que je voulais dire à ce moment-là de ma vie dans ce livre. Donc j’ai eu le soulagement d’aboutir à quelque chose. Un livre univers comme ça, c’est un temps énorme d’accumulation. La Horde s’étalait sur sept ans : quatre ans de sédimentation dans le Vercors, et trois ans en Corse à écrire. Sept ans de ma vie ont été mobilisés. Pour Les Furtifs, j’ai écrit le chapitre 1 en 2012 ! Ça a marqué toute une durée de ma vie.
Quelles sont tes plus belles rencontres de l’année ?
Une de mes grandes rencontres a été celle avec Yan Péchin [guitariste ayant travaillé avec Miossec, Bashung, Higelin, et qui a signé la bande originale des Furtifs, intitulée Entrer dans la couleur, ndlr]. C’est vraiment un guitar hero, transporté d’une autre époque. Ce qu’on a fait en janvier sur l’album a été dingue. Il a composé huit titres en quatre jours. J’ai joué avec lui sur scène, parfois avec le groupe Palo Alto. Faire de la scène, pour moi qui suis dans le polissage de chaque paragraphe, a aussi été une découverte incroyable. C’est l’extrême inverse de l’écriture, puisque c’est du one shot. Yan a un côté écorché, perché, il joue en permanence. Fin 2018, j’ai aussi rencontré le philosophe Baptiste Morizot [auteur de Sur la piste animale, Actes sud, 2018, ndlr], qui m’a beaucoup aidé sur Les Furtifs.
Tu préfaces d’ailleurs son nouvel essai, Manières d’être vivant, qui sort en février chez Actes Sud…
Oui ! Ça, c’était mon défi de l’année. Son livre est excellent. Il va encore plus loin que les précédents.
Comment l’as-tu rencontré ?
Coup de bol total ! Je le connaissais vaguement par une copine qui m’avait conseillé de le lire. Un jour, j’ai fait une rencontre où il faisait partie des orateurs, à Science Po Paris. On a bu un coup après. Il y a eu un feeling énorme. On a la même base culturelle en philo : c’est un gros deleuzien, nietzschéen. Il a ce côté philosophe de terrain, il sort tout le temps, et j’adore randonner aussi. Je lui ai fait lire Les Furtifs quand je travaillais dessus, il m’a fait des retours. Et ce n’est pas un gars qui te dit : “Ouais, super, c’est génial !” Il te secoue !
Je l’ai lu en même temps, et on a fait du pistage ensemble… C’est la personne qui m’a le plus impressionné ces cinq dernières années, et qui m’a le plus changé. Il a modifié ma perception du vivant. Il m’a agrandi. Tu es un peu plus profond, un peu plus large, un peu plus haut… Ton volume de compréhension du monde a poussé des parois, après avoir discuté avec lui. Quand on mangeait ensemble, j’y allais en me préparant mentalement. Cette rencontre a amélioré des moments clés du livre.
Et il t’a proposé de faire la préface du sien…
Oui. Je voulais être à la hauteur, ça a été une grosse pression, car c’est de la philo. On avait beaucoup échangé par mail. Il m’a conseillé de m’appuyer là-dessus. Comme j’ai mon approche d’écrivain, ça lui amenait quelque chose, j’arrivais en oblique sur ce qu’il faisait. Avec Yan, j’ai vu quelqu’un créer en temps réel. Et avec Morizot, j’ai vu un mec penser, une pensée vivante.
>> A lire aussi : Alain Damasio, activiste SF et guide spirituel d’une génération rebelle
Tu as fait des découvertes musicales ?
Sous l’influence de Yan, j’ai écouté son album culte, fondamental pour lui, et qu’il avait en commun avec Bashung d’ailleurs. C’est un album de Talk Talk qui s’appelle Laughing Stock (1991), un chef-d’œuvre de six titres. Tu ne peux pas l’écouter en faisant autre chose, tu es obligé de rentrer à l’intérieur.
J’ai aussi joué avec la chanteuse Mood. Sur scène, elle est passionnante, elle est dans la pure sculpture de l’air. C’est une claque en live. Enfin, je suis revenu à des amours punks, avec The Distillers. La chanteuse du groupe, Brody Dalle, a fait un album en 2014, et j’adore ce qu’elle dégage, sa voix. Elle a une puissance grave incroyable. J’ai aussi découvert grâce à Rone [son ami, qui a composé le morceau Bora Vocal, sur lequel on entend Alain Damasio, ndlr] le groupe Sleaford Mods. C’est dingue. Ils sont deux : un mec assez trapu, puissant, qui balance des textes sociaux sur un rythme post-punk. Je trouve ça ultra-intéressant. C’est vers ça que j’aimerais aller si je continue à faire de la scène. C’est bien speed. J’ai regardé un live sur Youtube : il te tient pendant une heure en tension.
https://youtu.be/UxNvKa26Vjg
Politiquement, comment tu définirais 2019 ?
L’année a été très stimulante, enthousiasmante, grâce aux Gilets jaunes notamment, et à ce qui se passe autour de la pensée de l’effondrement, comme Extinction Rebellion. Je vois la jonction se faire entre les luttes anticapitalistes et les luttes écolos. Il y a une convergence naturelle, qui n’a pas été provoquée, que personne n’a voulu mettre en place. Je rencontre des gens pour qui c’est évident que l’ennemi commun est le capitalisme extractiviste. Et qui veulent cohabiter avec le vivant autrement. L’horizon désirable vient par l’écologie, c’est un renouement avec le vivant. C’est une vraie bonne nouvelle.
D’un autre côté, on est revenu aussi à la répression la plus standard. Moi qui parle beaucoup des régimes de contrôle, je trouve qu’on est dans une logique disciplinaire très simple : police, armée, interdiction de manifs, arrestations préventives, etc. Quand tu discutes avec David Dufresne, tu le sais. Il l’a calculé. On a fait plus de manifestants blessés en quelques mois de mouvement des Gilets jaunes qu’en vingt ans.
>> A lire aussi : 2019 vue par David Dufresne
On va voir jusqu’où on est capable d’aller, et de résister à ça. En tout cas, nous sommes à un niveau de violence tel que, pour moi, c’est le retour de l’action directe qu’il va falloir mettre en place. C’est un gros changement que j’observe. Le vieux débat “violence / non-violence” a vraiment muté. Ce n’est plus “violence ou non-violence”, c’est “violence et non-violence”, articulation entre actions de masse où le nombre compte, et actions directes avec des groupes plus resserrés pour aller chercher les responsables de ces systèmes. Les niveaux d’écoute sont tellement faibles par rapport aux masses mobilisées qu’il faut passer à autre chose. On le sent chez les Gilets jaunes, dans la mouvance du Comité invisible, ou encore dans Extinction Rebellion. Il y a une porosité à ça, à cause de la répression. J’ai l’impression qu’on comprend enfin que l’un et l’autre ne sont pas exclusifs. Comme le prouvent d’ailleurs les exemples de Gandhi et Mandela.
Des projets en cours ?
Mes deux prochains projets, c’est une série radio qui se fera avec Floriane Pochon de Phaune Radio et sera de la SF, et une série télé. Si ça voit le jour, ça va être cool ! Pour résumer, le scénario c’est “Game of Sapiens”. La Terre s’autodétruit autour de 2060-2080. Les gens qui le peuvent se réfugient en Antarctique. Ils voyagent dans le temps, mais systématiquement en 2400, où 10 000 survivants habitent dans une sorte de Taïga avec des lacs. Là, un nouvel équilibre s’est développé dans le rapport entre technologie et vivant. Tous les modèles anthropologiques coexistent. L’enjeu c’est : quelle communauté va donner le futur modèle de Sapiens ? Quel type d’espèce humaine on veut être ? On est en contact avec Netflix. Potentiellement, ce sera pour 2021 !
Propos recueillis par Mathieu Dejean
Dernier livre paru : Les Furtifs, éd. La Volte, 704 p., 25€, disponible sur Les Inrocks Store
{"type":"Banniere-Basse"}