Décès de Paul Otchakovsky-Laurens, criminalisation de la solidarité, mensonges des politiques, dérèglement climatique… l’auteure d’“Arcadie” rembobinerait bien l’année écoulée.
« Sortir de sa citadelle »
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Paul Otchakovsky-Laurens est mort le 2 janvier dernier : 2018 a commencé par la fin. Cette année 2018, Paul ne l’aura pas vécue, mais pas un jour de 2018 ne s’est écoulé sans que nous ayons une pensée vers lui. Nous, “ses” auteurs. Pas forcément ses proches, pas forcément ses amis, mais ceux qu’il avait choisis pour être de la maison P.O.L. Paul nous manque. Peut-être même manque-t-il à ceux qui ne l’ont pas connu : les sociétés ont cruellement besoin qu’on leur tienne le discours inactuel et apparemment vain de la poésie.
Paul disait qu’il fallait en publier, de la poésie, parce qu’elle était le noyau actif, irradiant, d’une maison d’édition, et qu’elle pouvait diffuser jusqu’au cœur des textes les plus romanesques et les plus prosaïques. Il disait aussi que le temps de la lecture était une bulle atemporelle, protégée du monde et de ses rigueurs. La tentation est là, pour qui aime la littérature : y trouver refuge quand l’actualité nous dérange ou nous submerge. En 2018, la tentation escapiste a été à la hauteur de l’angoisse et du dégoût que certains événements ont pu légitimement inspirer. Mais sortir de sa bulle ou de sa citadelle fortifiée par l’art et la beauté n’a jamais été plus nécessaire en ces temps de crise.
Une solidarité criminalisée
D’une crise à l’autre, celle dite “de l’Aquarius” est édifiante. Alors que le taux de mortalité sur la route de la Méditerranée centrale est en forte hausse en 2018, l’Italie annonce en juin la fermeture de ses ports aux ONG, une décision émanant du tout nouveau ministre de l’Intérieur d’extrême droite, Matteo Salvini. Emmanuel Macron n’est pas en reste, qui refuse (en juin, puis en septembre) aux rescapés embarqués sur l’Aquarius tout accès à un port français. Et à en croire de récents sondages, une majorité de Français salue la décision du chef de l’Etat de ne pas accueillir l’Aquarius.
En Méditerranée on déroge désormais aux principes séculaires du droit maritime
A bas les ONG immigrationnistes ! Bombardons ce bateau, cette poubelle flottante pleine de déchets toxiques, vêtements et restes alimentaires susceptibles de transmettre le VIH (Salvini dixit) – sans compter que la plupart des migrants sont des hommes jeunes, donc des délinquants et des prédateurs sexuels en puissance. L’un des effets pervers de cette criminalisation de la solidarité, c’est qu’en Méditerranée on déroge désormais aux principes séculaires du droit maritime. Alors que le sauvetage est une obligation fondamentale pour les marins et les capitaines de navire, ceux-ci préfèrent se détourner d’une embarcation en détresse plutôt que d’encourir procès et mises sous séquestre de leur outil de travail.
Le cœur meurtri de Marseille
En attendant, l’Aquarius est à Marseille, privé de pavillon et interdit de navigation, navire pirate dans une ville qui l’a toujours été. Une ville dont la beauté ingrate défie les clichés de cartes postales. C’est à Marseille, le 5 novembre, que Simona, Fabien, Niassé, Chérif, Julien, Marie-Emmanuelle, Ouloume et Taher sont morts sous l’effondrement de leur immeuble, au 65 rue d’Aubagne. Ils sont venus, qui des Comores, qui des Pouilles, qui d’Algérie, pour finir sous les gravats d’un logement dont on feint de découvrir l’indignité. Si, rue d’Aubagne, Gaudin a laissé pourrir (littéralement) les choses, c’est l’inverse à La Plaine, où la municipalité a décidé de prendre les choses en main.
C’est l’inverse mais l’objectif est le même : chasser les pauvres du “cœur de ville”. La Plaine, c’est la plus grande place de Marseille, celle où se tenait un marché populaire, celle où l’on jouait au foot et à la pétanque, celle où l’on convergeait de nuit comme de jour pour boire des coups au Petit Nice ou aux Maraîchers. Fini tout ça. Un chantier monumental vient d’y démarrer. Tant pis pour les habitants, les forains, les arbres. Il s’agit de faire monter ce quartier “en gamme”, de le transformer au profit du tourisme et de la spéculation. Comment voulez-vous attirer les croisiéristes, sinon ? Pour contrer ce projet de requalification, pour défendre cet endroit interlope, des collectifs se montent, la résistance s’organise, le combat ne fait que commencer. La Plaine, c’est la nouvelle zone à défendre.
Les « trente mensonges quotidiens » de Trump
La guerre n’est pas toujours déclarée, mais elle a lieu : guerre aux migrants, guerre aux pauvres, guerre aux vies superflues. Dans cette guerre, le mensonge s’avère une arme efficace. Le Washington Post s’est amusé (?) cette année encore à recenser ceux prononcés par Donald Trump. Il semblerait d’ailleurs que la campagne des élections de mi-mandat l’ait amené à fortement augmenter la cadence en matière d’inexactitudes, d’exagérations et de fausses déclarations : de cinq par jour, il serait passé à trente mensonges quotidiens, explosant le compteur du Washington Post. Si le thème de l’ingérence russe dans la campagne est celui qui suscite le plus d’affabulations de sa part, notons que celui de l’immigration le rend particulièrement inventif.
Beaucoup d’hommes politiques français mentent. On peut même être au sommet de l’Etat et mentir sous serment
Pratiqué avec cette constance et surtout à ces fonctions (président de la première puissance mondiale, quand même), le mensonge fausse évidemment les bases d’une réflexion éclairée. Mais c’est sans doute son impunité qui a les effets les plus délétères. Trump ment. Beaucoup d’hommes politiques français mentent. On peut même être au sommet de l’Etat et mentir sous serment, comme l’a bien montré l’affaire Benalla. Quand Wauquiez prétend avoir été élu par huit millions d’électeurs dans une région qui en compte cinq, il est raillé pendant quelques jours, en particulier sur les réseaux sociaux, mais il est toujours président de la région Auvergne-Rhône-Alpes, et il peut continuer à croire en son avenir politique, car en France comme aux USA on n’élit ni les plus sincères ni les plus intègres. Pire, vous pouvez impunément être bête, inculte, misogyne, raciste, égoïste. La sanction sera légère, voire inexistante.
Under the volcano
En octobre, le Giec (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat) a rendu public son rapport sur les conséquences des changements climatiques : vagues de chaleur, ouragans, pluies torrentielles, disparition des récifs coralliens, extinction des espèces, montée des océans menaçant villes et villages côtiers, déplacements de populations, risques accrus de famines et d’épidémies… Pour rester sous le seuil des 1,5 °C de réchauffement, le Giec semble préconiser le déploiement de technologies dites “à émissions négatives” : planter des arbres artificiels, stimuler chimiquement le captage de CO2 dans les océans, injecter des aérosols soufrés dans la stratosphère, capturer et stocker le carbone dans le sol… Si les technologies à émissions négatives s’avèrent efficaces, plus besoin de réduire les émissions, plus besoin de s’attaquer à l’agrobusiness, plus besoin d’adopter des modes de vie plus sobres, plus besoin de redouter la fin du monde. En 2018, on a failli avoir peur, mais on a préféré danser under the volcano.
On pourrait recommencer
“D’ailleurs, j’ai fini. Je pourrais recommencer, et ce serait mieux, mais on ne s’en apercevrait pas. Il vaut mieux mettre fin.” Ce sont les mots terribles de Jules Renard, quelques mois avant sa mort. Il se peut qu’il ait raison. Il se peut que les améliorations passent tout aussi inaperçues que les mensonges et les malversations. Ce serait bien pourtant, de recommencer, comme dans Replay, le génial roman de Ken Grimwood, qui date du siècle dernier mais qu’il n’est pas trop tard pour découvrir. On recommencerait, et ce serait mieux. On serait le 1er janvier 2018, on empêcherait les gens de prendre leur voiture sur une île des Caraïbes, on évacuerait les immeubles insalubres, on destituerait les menteurs – et on tuerait tous les affreux.
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