En 2010, Michel Houellebecq a reçu le Goncourt avec « La Carte et le territoire », et s’est offert un iPad après six mois de réflexion.
« En 2010, Joaquim Vital est mort. Le président et fondateur des Editions de La Différence fut ce qu’il est convenu d’appeler mon découvreur (ce rôle reviendrait plutôt, en réalité, à Michel Bulteau ; mais il n’avait pas le pouvoir d’un éditeur, il n’était que directeur d’une revue et d’une collection dans laquelle Rester vivant ne pouvait prendre place ; c’est ce qui l’a amené à me présenter à Joaquim Vital).
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Vingt ans plus tard, j’ai publié La Carte et le Territoire, aux éditions Flammarion. Pour l’écrire, j’avais racheté un magazine de voitures, mais les descriptions n’allaient pas, j’ai préféré inventer. En le reprenant pour les éditeurs, je m’aperçois que ça marche beaucoup mieux ; je dirais, même, ça éclaire.
Ainsi, Joaquim Vital était une Lamborghini Murciélago. Passant sur l’énumération des performances et les métaphores décalées ( » couple de tracteur », « grondements de grand fauve »), j’en viens à la phrase finale :
« La Murciélago a vraiment quelque chose en plus, qui chamboule les sentiments : euphorie, puis tristesse, car elle est sans doute la dernière Lamborghini du genre. »
Quelques pages plus haut, dans le même magazine, on reconnaîtra facilement Teresa Cremisi sous l’enveloppe de la Ferrari F458 Italia. Technique et joyeuse, dépourvue des habituelles allusions révérencieuses à la figure du Commendatore, la notice de la F458 Italia se conclut en ces termes :
« Vive comme une berlinette, sereine en toutes circonstances, elle est la meilleure des Ferrari. »
Quand même, publier Rester vivant, il fallait le faire ; et des éditeurs comme ça, on n’en reverra plus beaucoup. Peu de gens sans doute, aujourd’hui, possèdent l’édition originale de ce livre. Ce n’est pas trop grave, le texte est réédité. Il manque cependant la quatrième de couverture, dont voici le dernier paragraphe :
« Dans une ambiance de guerre permanente et généralisée, le poète est, entre tous les vivants, en première ligne. Confronté journellement à l’insupportable, il sera exposé à la tentation de l’abandon de poste ; de l’euthanasie. Il doit résister, cracher sur la dignité, exister jusqu’à la déchirure. La survie limitée est une condition de possibilité de la survie authentique. Gardez courage. »
Je me souviens que j’avais écrit cette quatrième à Locmariaquer, en dix minutes, dans un état d’exaltation vif ; tout le livre, d’ailleurs, est un peu bizarre. Les Editions de La Différence étaient alors situées au rez-de-chaussée du 103, rue La Fayette. Et, chaque fois que j’y allais, j’entrais dans un état de délire léger : mais pas seulement parce que j’y rencontrais ma future femme.
Quelques étages plus haut, coïncidence, il y avait les locaux de ceux que j’avais déjà identifiés comme mes ennemis ontologiques essentiels : l’ADMD, l’Association pour le droit de « mourir dans la dignité » (rires enregistrés, lazzis).
Je me souviens que je m’interrogeais : si l’on mettait une bombe dans les locaux de l’association, y aurait-il des dégâts au rez-de-chaussée ? Finalement je n’ai pas posé de bombe, je ne suis pas comme ça.
Mais vingt ans plus tard, à l’heure où différents indices me font craindre qu’il ne devienne nécessaire, bientôt, de livrer combat, mes convictions n’ont pas varié : l’euthanasie est un meurtre ; je veux de l’amour et de la morphine ; la dignité, je lui chie sur la gueule.
En 2010, donc, j’ai obtenu le prix Goncourt ; la France n’a guère brillé en Coupe du monde ; Apple a lancé son iPad. J’en ai acheté un courant octobre, six mois après sa sortie.
Oui, je pourrais résumer mon année comme ça : j’aurai passé la moitié de mon temps à me demander si j’allais acheter un iPad. Je faisais pourtant partie du coeur de cible (voyage beaucoup, lit énormément, pas tellement de force dans les bras) ; à l’évidence, je n’y voyais pas un achat anodin.
Alors, quoi ? Eh bien, pour la presse écrite, il me semble que c’est plié. Entre le verbe « s’informer » et un objet comme l’iPad, il y a une correspondance immédiate, native. Ceux qui n’ont pas achevé leur conversion numérique sont priés de s’activer un petit peu.
Les « beaux livres » me semblent, également, assez mal partis ; je ne les regretterai pas beaucoup. C’étaient des objets lourds, intransportables ; et l’impression couleurs de bonne qualité a toujours posé des problèmes difficiles, dès qu’on veut un peu de luminosité et de contraste ; l’écran, par nature, convient mieux.
Et puis, avoir tout Turner, tout Kandinsky et tout Klimt sur une tablette numérique légère… avec, en plus, quelques photos de femmes nues, de déserts, de nébuleuses… avec la possibilité de zoomer indéfiniment sur n’importe quel détail… Pourquoi s’en priver ?
La bande dessinée pose un problème intéressant, que je ne suis malheureusement pas compétent pour traiter ; mais j’ai l’impression qu’il y aura une évolution du langage, une organisation différente des cases.
Bon, je cesse de tourner autour du pot, j’en viens à mon vrai sujet : ET LES LIVRES ? Eh bien, l’objet présente de réelles qualités (le format, le poids sont parfaits) ; pourtant, ce n’est pas encore ça ; et, même, j’ai l’impression que ça ne le sera jamais. D’abord j’annote mes livres, et même beaucoup ; et pour l’annotation, l’iPad, c’est zéro : sélectionner, double-cliquer, ouvrir un affligeant clavier virtuel…
Non, l’écriture manuscrite reste le seul moyen efficace de suivre la vitesse et les bifurcations de la pensée. Ma réticence à la lecture sur iPad est au fond du même ordre que celle à l’écriture sur ordinateur.
Mais il y a aussi, je l’avoue, autre chose. Serais-je un vieux pervers hédoniste affligé d’un fétichisme pour le papier ? Oui, il y a de ça : je suis un vieux pervers hédoniste affligé d’un fétichisme pour le papier. Je l’aime crémeux, léger, pas trop blanc, un peu épais pour qu’on sente l’impact des caractères (de préférence des Bodoni, quoique les Baskerville et les Cambria aient leur charme). La reliure sera de carton fort (le livre doit tenir sur sa tranche), colorié.
Certaines de mes éditions étrangères (Knopf, Dumont, De Arbeiderspers) approchent de mon idéal, et cela dès maintenant, de mon vivant ; en France, en général, il faut attendre un peu plus. C’est vrai qu’être lu uniquement sur iPad m’attristerait un peu ; j’aurais l’impression qu’il y a moins de désir, moins d’amour. Sans parler des pirates, évidemment.
Et voilà que le progrès technologique me pousse à passer brutalement aux aveux, alors que j’aurais pu, sans inconvénient, minauder sur le sujet pendant vingt-cinq années supplémentaires : oui, je lis pour éprouver du plaisir. Et j’écris pour en donner. »
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