Phénomène au Japon, le très attendu 1Q84 d’Haruki Murakami déploie un thriller fantastique pour dire un monde à la dérive.
Il n’est pas rare qu’un livre soit précédé de ses lauriers. Moins habituel, en revanche, que ceux-ci s’assortissent de chiffres aussi mirobolants. Au Japon, 1Q84 est en passe d’atteindre les quatre millions d’exemplaires vendus, proclamé prodige littéraire sans précédent.
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En France, dès juin, on trépignait à l’idée de découvrir les deux premiers tomes d’un triptyque qui se révèle certes à la hauteur, dans un joli créneau crimino-fantastique, sans pour autant expliquer complètement le miracle. Pourquoi un tel succès ? La référence à Orwell dans le titre serait un premier indice, à supposer que le remake d’un classique représente en soi un argument séduisant. D’autant qu’ici, l’écrivain ne s’y réfère qu’en tant que modèle lointain, genèse fictionnelle d’un monde qui n’a plus grand-chose à voir avec celui de Big Brother, même s’il se situe en effet en 1984.
Un canular littéraire
Le point de départ est un canular littéraire : une sommité de l’édition propose à un jeune écrivain crédule, Tengo, de réécrire le roman d’une lycéenne de 17 ans, dans l’objectif d’en faire un coup commercial, un best-seller. Parallèlement, on suit les pas d’Aomamé, 29 ans, dont il devient clair assez vite qu’elle est une tueuse à gages travaillant au service d’une vieille héritière honorable éprise de jardinage et de justice. Face à cet attelage vengeur (genre » Taxi Driver au pays du Soleil levant »), les magnats du pétrole et autres magouilleurs n’ont qu’à bien se tenir.
De cette trame policière et feuilletonesque 1Q84 va tirer son pouvoir de rédemption, usant de la fiction comme d’un exorcisme contre une société malaisante. Murakami cherche à réparer quelque chose à tout prix, ce qui rend sa fiction parfois si touchante ; tout comme ses héros, tous deux porteurs d’une bizarrerie, d’une faille visible (Aomamé et ses convulsions faciales, Tengo et son trauma enfantin), qui les rend profondément humains.
Une mise en abyme mystique
De Kafka sur le rivage à La Ballade de l’impossible, les personnages de Murakami sont d’ailleurs toujours des écorchés vifs en quête d’absolu, d’un ailleurs respirable – tel qu’il va s’incarner ici à travers l’éclosion d’un monde parallèle à 1984. Rêve ? Illusion ? Vrai saut dans la sci-fi ? Autour d’une affaire de secte et d’entité maléfique (les « Little People »), la traque d’un gourou violeur (couvrant tout le deuxième tome), fournit le prétexte d’une passionnante réflexion sur le pouvoir de la littérature, débouchant sur un roman qui s’enfanterait lui-même.
Au milieu de cette mise en abyme mystique, où veillent deux lunes inquiétantes, Tengo et Aomamé se tournent autour comme deux âmes soeurs esseulées. Un amour platonique, à l’opposé de la sensualité qui ailleurs secoue le livre, largement sulfureux, et dont la crudité tranche, finalement, avec l’onirisme merveilleux de 1Q84, son côté dessin de Moebius qui ne laisse pas d’envoûter. L’origine de son triomphe est sûrement là, dans ce cas patent d’hypnose collective.
Emily Barnett
1Q84 (Belfond), traduit du japonais par Hélène Morita, tome 1, 5 44 pages, 2 3 ? ; tome 2, 542 pages, 23 euros.
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