Explosant les frontières, le second roman de Ben Lerner joue la carte des incessantes métamorphoses. Intrépide et drôle.
Au-dessus de la 23e rue, point de salut. Dans le New York de Ben Lerner, tout, ou presque, se passe entre Chelsea, Tribeca et le Wall Street des militants altermondialistes, venus y clamer leur haine de la finance. Voire, au-delà des ponts, à Brooklyn, capitale internationale des hipsters, des mobilités douces et des sexualités émergentes.
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Si la topographie de la ville la plus diverse et énergisante d’Amérique du Nord revêt ici une importance cruciale, c’est parce que les fluctuations de sa mosaïque de territoires reflètent celles d’un projet littéraire offrant autant de changements de registres, de variations de ton et d’infléchissements du tempo qu’une déambulation entre Union Square et la Freedom Tower.
“Je vais me projeter dans plusieurs avenirs possibles simultanément”
Roman expérimental ou comédie bobo ? Exercice de métafiction ou autobiographie éparpillée façon puzzle ? A qui tenterait d’assigner son livre à résidence, Lerner promet dès la deuxième page un beau casse-tête : “Je vais me projeter dans plusieurs avenirs possibles simultanément… ; je m’appliquerai à passer de l’ironie à la sincérité dans une ville partie à vau-l’eau, tel un aspirant Whitman de cette grille urbaine vulnérable.”
A cette déclaration d’intention – que le narrateur/écrivain confie au lecteur sous le sceau du secret, de peur que son agent littéraire n’en avale de travers les bébés calamars qu’elle est en train de déguster –, on pourrait ajouter le projet de s’adonner à la critique d’art, de multiplier les détours du côté de la poésie, de célébrer l’apport des blockbusters à la culture américaine (le titre, 10:04, correspond à l’heure à laquelle la foudre frappe le tribunal de Retour vers le futur, permettant à Michael J. Fox de revenir en 1985), d’épingler les nouveaux visages du racisme (lequel peut avoir pour masque l’exigence diététique) et d’enchaîner des anecdotes d’une cocasserie digne des meilleurs épisodes de Seinfeld.
Car derrière l’étalage de virtuosité – livre sur un livre en train de s’écrire, intrigue diffractée comme par une galerie de miroirs – se cache un roman de mœurs hypercontemporain, dans lequel la paternité en voit de toutes les couleurs.
En abordant sur un ton badin les sujets les plus sérieux (et vice versa), Lerner refuse tout cloisonnement – son livre n’est “ni de la fiction, ni de la non fiction, mais un vacillement entre les deux” – et permet à une ville acquise à la cause du sans-frontiérisme d’en donner un éclatant exemple, littéraire celui-ci.
10:04 de Ben Lerner (L’Olivier), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Jakuta Alikavazovic, 265 pages, 19,50 €
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