Remarquablement écrit, le nouveau jeu du Britannique Gareth Damian Martin (“In Other Waters”) mêle avec maestria le politique et le romanesque.
Sleeper. C’est par ce nom qui n’en est pas un que tout le monde s’adresse à vous. Du “dormeur” parti pour un long voyage intersidéral, vous n’êtes pourtant que la conscience “émulée”, placée dans un corps artificiel à l’obsolescence programmée et aux déplacements surveillés. Autant dire que votre avenir semble plutôt bouché – l’un des premiers objectifs : “survivre” – lorsque vous débarquez à Erlin’s Eye, station spatiale qui a connu des jours meilleurs. Mais à peine plus que pour la plupart de ses habitant·es, marginaux·ales divers·es et ouvrier·ères exploité·es.
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Lancers de dés
Nouvelle création du Britannique Gareth Damian Martin, déjà auteur de l’excellent In Other Waters, Citizen Sleeper est bien des choses : une fiction interactive aux faux airs de visual novel dans la grande tradition cyberpunk, un jeu de rôle sous l’influence de sa variante papier où tout se règle par des lancers de dés, mais aussi, disons, un jeu de rencontres : avec un univers, une écriture (en anglais seulement) et surtout des personnages. Qui ont pour noms Ankhita, Emphis, Sabine, Lem et Mina, Bliss ou Riko, qui font de leur mieux, ne nous disent pas toujours tout, rêvent souvent d’ailleurs. Celui-là a été envoyé pour nous tuer. Telle autre voudrait développer son café. Et, après une journée passée à travailler (ce qu’on fait, beaucoup) ou une séance de baby-sitting, nous voilà conversant avec un distributeur automatique, lequel nous enverra bientôt explorer le monde des données qui redouble celui des corps – on ne parle pas ici de cyberespace, mais c’est tout comme.
“The closer you look the less you see a type.” Plus vous y regardez de près, moins vous avez l’impression de voir un type, un modèle, la stricte représentation d’une idée abstraite. La phrase, apparue tardivement dans Citizen Sleeper, en résume bien l’expérience : plus on s’y plonge, cherchant à saisir ce qui se trame et passant du temps avec celles et ceux qu’on croise à Erlin’s Eye, plus l’affaire se révèle riche et émouvante. Avec, alors que son récit brasse les destins individuels et collectifs, le désastre et l’utopie sur fond de crise écologique et d’oppression capitaliste, une manière très sûre de marier le romanesque et le politique. Et même, dans le sillage de Disco Elysium ou de Paradise Killer, de prouver qu’ils sont souvent les deux faces d’une même pièce.
Humaniste et généreux
Jouer à Citizen Sleeper, c’est se confronter à des choix et, parfois, se satisfaire de ne pas avoir à décider parce qu’on aurait eu peur de tout gâcher. C’est vérifier que des textes associés à une représentation graphique réduite mais percutante (signée ici de l’auteur de BD Guillaume Singelin) peuvent faire exister un univers aussi sûrement que les plus sophistiquées des modélisations 3D. C’est enfin recevoir la confirmation qu’un jeu vidéo au propos âpre et à l’intrigue ambitieuse et complexe a toujours le droit de se montrer en même temps profondément humaniste et généreux. Pour toutes ces raisons et quelques-autres en plus, Citizen Sleeper apparaît déjà comme l’un des jeux les plus audacieux de 2022. L’un des plus forts, aussi.
Citizen Sleeper (Jump Over the Age/Fellow Traveller), sur Switch, Xbox One, Xbox Series X/S, Mac et Windows, environ 20 €.
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