Ce beau documentaire de Georgi Lazarevski explore le quotidien laborieux des habitants de la Patagonie chilienne, invisible aux yeux des touristes qui affluent durant l’été austral.
Qui eût cru qu’un abattoir, dans lequel les ouvriers travaillaient 14 heures par jour à la fin du XIXe siècle, pouvait être transformé en un hôtel cinq étoiles ? On trouve ce spécimen architectural paradoxal en Patagonie chilienne, près de Puerto Natales, la plaque tournante du tourisme dans la région – il faut passer par ce village pour visiter le parc national Torres del Paine.
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La contradiction entre l’histoire de ce lieu emblématique de la condition humaine à l’époque, et le voile qu’on a pudiquement jeté dessus pour accueillir les voyageurs saute aux yeux dans Zona Franca, de Georgi Lazarevski. Ce n’est pas la seule.
Sous le vernis officiel, la réalité de l’extrême sud du continent américain
En braquant sa caméra sensible et avisée sur trois habitants de cette contrée inhospitalière – Gaspar, un vieil orpailleur isolé, Edgardo, un routier engagé politiquement, et Patricia, une gardienne mutique du grand centre commercial défiscalisé de Punta Arenas (la “Zona Franca”) -, il brise le vernis unanimiste qui couvre aux yeux du monde la réalité de l’extrême sud du continent américain.
Les touristes qui affluent chaque été austral – la seule période de l’année où il ne fait pas trop froid – viennent en voir les paysages magnifiques. Pour la partie historique, les autorités ne leur en montrent qu’une version édulcorée, dépouillée de toute conflictualité sociale – à l’image du palais du pionnier et magnat de l’élevage de moutons José Menendez, devenu un musée.
Une histoire refoulée qui surgit à l’occasion d’une grève
Dans Zona Franca, l’histoire populaire de la Patagonie rejaillit au moment où le prix du gaz augmente (une denrée précieuse, si près de l’Antarctique), déclenchant un mouvement de grève et un blocage de la route entre Punta Arenas et Puerto Natales. Brusquement, une mémoire ancestrale fait surface. Celle de « la Patagonie tragique » (selon le titre d’un livre qui fut censuré), ce territoire austral qui servit longtemps de prison à ciel ouvert (l’île Dawson, en Terre de Feu, était un centre de détention pour les prisonniers politiques sous la dictature de Pinochet), et qui fut le théâtre du génocide des peuples autochtones par les colons.
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En filmant le relief escarpé et la pampa aride de la Patagonie, Lazarevski semble chercher un témoin de cette violence inscrite jusque dans le paysage, souvent barré de barbelés.
Dans un Etat chilien hyper-centralisé, et dont la Constitution n’a pas changé depuis la dictature, cette violence est toujours présente – en 2014, le film L’Eté des poissons volants, de Marcela Said, s’en faisait l’écho. A travers un poste de radio, les grévistes apprennent ainsi que le président compte utiliser la « Loi de sécurité intérieure », voire l’armée contre eux.
Lors d’une manifestation à Punta Arenas, Georgi Lazarevski filme une retraitée haranguer la foule en rappelant que la Patagonie a pris sa part dans la chute de Pinochet. Comme pour signifier qu’elle n’a rien perdu de son esprit rebelle – malgré la chape de plomb touristique.
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Zona Franca, de Georgi Lazarevski, Zeugma Films, 1h40, en salles
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