Le dernier film de Kathryn Bigelow, « Zero Dark Thirty », accusé de promouvoir la torture, continue de faire polémique outre-atlantique sur fond d’Oscars. Récit d’un « bad-buzz ».
Le milieu du cinéma aura connu un début d’année 2013 pour le moins mouvementé avec, en France, le tollé déclenché par le départ russe de Gérard Depardieu et la tribune de Vincent Maraval, et, aux États-Unis, la polémique entourant le dernier film de Quentin Tarantino, Django Unchained. On en aurait presque oublié le scandale autour de Zero Dark Thirty, récit de la traque victorieuse de Ben Laden, par Kathryn Bigelow, s’il n’avait connu un nouveau rebondissement à l’occasion de ses cinq nominations aux Oscars (« meilleur film », « meilleure actrice » (pour Jessica Chastain), « meilleur scénario original », « meilleur montage » et « meilleur montage son ») la semaine dernière.
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Voir ce film controversé en lice pour les Oscars n’a pas du tout plu à David Clennon, acteur et membre de l’Académie, qui s’est empressé de publier une tribune à charge sur le site Truth Out le 9 janvier. Il y déclare qu’il ne votera pas pour Zero Dark Thirty à la prochaine cérémonie des Oscars pour la simple et bonne raison que le film cherche à démontrer que « la torture fonctionne parfois« . L’acteur souligne également qu' »aucun personnage [du film] impliqué dans « La Plus Grande Chasse à l’Homme de l’Histoire » n’exprime de regret au sujet de l’utilisation de la torture par la CIA« . Cerise sur le gâteau : David Clennon conclut sa tribune en dressant des parallèles entre le film de Bigelow, un documentaire de propagande nazie (Le Triomphe de la Volonté de Leni Riefenstahl) et Naissance d’une Nation (1915), connu pour son apologie du Ku Klux Klan. Le point Godwin est atteint. Quelques jours plus tard, Martin Sheen et Ed Rivers se sont rangés de son côté. Selon CBS, les deux acteurs américains auraient appelé leurs confrères à s’interroger sur la place de ce film aux Oscars. C’est ce qu’on appelle un « bad-buzz ».
La tribune de David Clennon n’est pas restée lettre morte. Le 11 janvier, la co-présidente de Sony Pictures, Amy Pascal, s’est empressée de voler au secours de Kathryn Bigelow et de son dernier-né, déclarant :
« Zero Dark Thirty ne soutient pas la torture. Ne pas inclure cette partie de l’histoire aurait été irresponsable et imprécis. Nous soutenons pleinement Kathryn Bigelow, Mark Boal [le scénariste] et ce film extraordinaire. Nous sommes scandalisés qu’un membre de l’Académie puisse utiliser son droit de vote aux Oscars comme plateforme pour avancer son propre programme politique. Ce film devrait être jugé sans esprit de parti. Punir la liberté d’expression d’un artiste, c’est odieux ».
Mais les associations pour les droits de l’homme sont déjà sur le pied de guerre. Le 8 janvier, des manifestants d’Amnesty International en combinaison orange et cagoule noire (tenue des prisonniers de Guantanamo, réputée pour ses traitements inhumains) ont perturbé la première du film de Bigelow à Washington. A l’intérieur du théâtre, la réalisatrice s’est fendue d’un discours afin d’expliquer à quel point son scénariste, Mark Boal, et elle « sont en admiration devant le remarquable débat national qu’a déclenché le film ». « Rien n’est plus flatteur, plus intimidant, rien ne donne plus de leçon d’humilité, pour un réalisateur, que de créer un film qui inspire un dialogue et un débat réfléchis sur des sujets pertinents et importants. Pour être clair, nous n’avions aucun plan en faisant ce film et nous ne cherchions pas à générer la controverse. » a-t-elle expliqué.
Informations confidentielles et/ou imprécisions
Mais la polémique dépasse largement le cadre des professionnels du cinéma américain. En témoigne la présence d’une ancienne agent de la CIA, Lindsay Moran, sur le plateau de l’émission The Young Turk le 11 janvier. Moran y a rappelé que le gouvernement américain refuse de divulguer les photos de Ben Laden mort, alors même que le film de Bigelow révèle tout de sa traque :
« Ce que je trouve ironique c’est que le gouvernement soutient que ce sont des informations classées confidentielles et qui mettraient les Américains en danger alors qu’en même temps deux réalisateurs hollywoodiens ont eu un accès sans précédent à la CIA- faisant tout simplement un publi-reportage sur ses méthodes d’interrogation. »
Pour elle, les scènes « très bouleversantes » du film dans lesquelles des prisonniers sont torturés sont plus à même d »obséder des terroristes » que les photos de Ben Laden mort.
Avant elle, trois sénateurs américains (deux Démocrates, Dianne Feinstein et Carl Levin, et un Républicain, John McCain) avaient dénoncé l’imprécision du film de Kathryn Bigelow dans une lettre adressée au PDG de Sony Pictures, Michael Lynton, dont Rue89 s’était procuré le PDF. Ils y écrivaient notamment que le film est « grossièrement imprécis et trompeur dans la mesure où il suggère que la torture a permis d’obtenir des informations qui ont conduit à la localisation d’Oussama Ben Laden » avant de lister une série d’erreurs et d’imprécisions. « Le problème fondamental c’est que les spectateurs qui vont voir ce film vont croire que les évènements qu’il met en scène sont des faits réels » affirmaient-ils.
Début janvier, ces trois sénateurs ont révélé qu’ils se sont également attaqués au directeur de la CIA Michael Morell, en lui envoyant deux lettres le 19 (disponible en ligne) et le 21 décembre. Leur objectif : obtenir une clarification au sujet des propos que l’agence a tenus à la réalisatrice et au scénariste du film. Pour eux, la CIA pourrait être à l’origine de la description que fait Bigelow dans son film des méthodes de torture utilisées par l’agence pour arriver à ses fins. Deux semaines plus tôt, Michael Morell avaient adressé une lettre aux membres de son équipe dans laquelle il rappelait que « Zero Dark Thirty est une fiction, et non un portrait réaliste des faits », avouant que la CIA avait coopéré avec la réalisatrice et le scénariste du film mais soulignant que l’agence « ne contrôle pas le produit final ».
Un film pro-Obama ?
Avant que les critiques anglo-saxons ne visionnent le film début décembre et ne commencent à dénoncer son apologie de la torture, Zero Dark Thirty avait déjà fait parlé de lui, en août dernier. Étaient alors en cause sa date de sortie, prévue à l’origine juste avant les élections présidentielles américaines, qui se tenaient le 6 novembre, et l’implication de la CiA dans sa préparation. Des documents officiels, publiés par l’organisation conservatrice de lutte pour la transparence The Judicial Watch, révélaient que le Pentagone et la CIA avaient largement coopéré avec Kathryn Bigelow et Mark Boal sur le film. Des révélations qui avaient conduit plusieurs Républicains à voir dans Zero Dark Thirty un moyen de redorer le blason de Barack Obama juste avant les élections présidentielles.
Toujours est-il que si la polémique ne profite pas à Zero Dark Thirty au niveau des récompenses, elle lui est a priori très favorable sur le plan du box-office. Après quatre semaine en salles américaines, le film est en tête du box-office, et a rapporté pas moins de 24 millions de dollars le week-end dernier (qui l’avait vu bénéficier d’une véritable sortie nationale après n’avoir été diffusé que dans quelques salles). Et si le buzz n’était pas si mauvais finalement ?
Rendez-vous dans les salles le 23 janvier.
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