On lui avait commandé « Easy Rider 2 » : Antonioni fait un grand film abstrait, précipité poétique de mythologies américaines.
On parle souvent des derniers plans d’Antonioni : partie de tennis mimée dans Blow Up, explosion éjaculatoire d’objets dans Zabriskie Point ou plan-séquence à travers une fenêtre dans Profession : reporter. On a tort, techniquement du moins, car ce ne sont pas les derniers plans mais les avant-derniers, inégalables morceaux de bravoure qui éclipseraient le reste. Dans ces films, les dernières images sont pourtant très belles, clichés apaisées (une étendue d’herbe, un coucher de soleil) sur lesquels s’inscrivent les mots “The end”. “The end”, plutôt que “Fine” : durant la décennie 70, le maître italien a en effet voyagé, laissant Monica Vitti pour rattacher ses récits desséchés à des paysages et des corps anglo-saxons. Dans cette trilogie, Zabriskie Point constitue le plat de résistance, le film séminal par excellence. Les fictions d’errance des années 2000– Gerry, The Brown Bunny, Into the Wild… – lui doivent tout. Auréolé de sa gloire cannoise (Palme d’or pour Blow Up en 1967), Antonioni se laisse convaincre par les studios MGM de tourner un road-movie tiré d’un fait divers : la disparition corps et biens d’un jeune hippie dans son petit avion de location aux couleurs du flower power (on est en 1969). La MGM, au bord de la faillite, essaie ainsi de se raccrocher au wagon hippie en débauchant un réalisateur européen à la réputation arty, pour faire un film “à la manière d’Easy Rider”. La déception sera de taille pour le studio : boudé par la critique, qui le trouve complaisant, le film est un échec. Ce qui n’empêchera pas la MGM, pas rancunière, de financer Profession : reporter cinq ans plus tard. Zabriskie Point demeure aujourd’hui encore un objet étrange, absolument de son époque (contestation politique, anti-consumérisme, rock psyché des Pink Floyd et du Grateful Dead – preuve qu’à l’approche de la soixantaine le réalisateur était toujours en phase avec la jeunesse) et néanmoins décalé. Tout en restant le regard braqué sur son axe utopique, Antonioni effectue un subtil pas de côté. Il y a ainsi deux films dans Zabriskie Point : une ode un peu naïve à la rébellion et à l’errance, sa belle jeunesse (sex-appeal dément du couple d’acteurs Mark Frechette et Daria Halprin) et ses paysages désertiques où forniquent cent couples sous acide ; et un autre film, expérimental, insaisissable, biseauté, bref antonionien. Pas dupe, le cinéaste s’attache avant tout à saisir la mythologie d’un pays, préférant, comme toujours, la peinture à la dramaturgie, la contemplation au militantisme. Dripping de Pollock (l’explosion finale), à-plats désertiques de Rothko, piscines et villa californiennes de Hockney, panneaux publicitaires de Rosenquist… C’est toute la peinture américaine de l’époque qui est convoquée, comme si Antonioni voulait s’y mesurer et, avec ses propres outils, laisser lui aussi une trace dans cette mythologie. A revoir le film aujourd’hui, il y est incontestablement parvenu.
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Jacky Goldberg
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