Beau tir groupé pour le théoricien Youssef Ishaghpour. D’abord, un énorme essai sur Orson Welles, imposant socle de réflexion pour un sujet qui ne l’est pas moins. Ensuite, un dialogue avec Godard et une étude par petites touches sur Kiarostami.
Un jour de 1963, Youssef Ishaghpour, esthéticien et épistémologue, a dû se dire, à l’instar de Jean-Jacques Rousseau en incipit de ses Confessions : « Je forme une entreprise qui n’eut jamais d’exemple et dont l’exécution n’aura point d’imitateur. » En effet, c’est cette année-là qu’Ishaghpour, universitaire iranien venu en France en 1958 pour étudier le cinéma, termine l’Idhec et s’attelle à une uvre mammouth qui va l’accaparer, parallèlement à d’autres écrits, durant trente-sept ans : un essai de « plus de cinq millions de signes » intitulé Orson Welles cinéaste, une caméra visible.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Soit trois volumes totalisant près de deux mille pages sur le gargantuesque réalisateur de Citizen Kane. Indigeste, dit l’autre. Certes, ce n’est pas le genre de pavé qu’on ingurgite tous les matins, mais cette somme deviendra une référence, par rapport à laquelle on se positionnera, on réagira, quitte à réfuter certaines assertions d’Ishaghpour, qui a le mérite d’avoir fait de Welles un homo americanus exemplaire,en resituant son uvre,
« emblématique par sa relation à la modernité de l’Occident », dans tout un environnement historico-politico-philosophico-artistique.
La grande affaire d’Ishaghpour, c’est donc de redonner à Welles sa place décisive, souvent oubliée, parfois contestée. Ni hollywoodien, bien qu’issu de ce système, ni toujours indépendant, ni européen, Welles, dont Citizen Kane a été le premier film à faire débat en France après-guerre, à susciter la polémique entre les pour (André Bazin) et les contre (Sartre), est celui sur lequel s’est cristallisée la politique des auteurs dont le paradoxe essentiel a été de dénicher des génies créateurs au sein de l’industrie américaine du spectacle et qui fut l’objet de la première monographie consacrée à un cinéaste.
Si certains ne voient en Welles qu’un tenant du baroque, Ishaghpour, lui, préfère rattacher le cinéaste au maniérisme et considère que « par sa « révolution copernicienne » qui pose la subjectivité au fondement, Welles est essentiellement un moderne ». Donc, soit comme « dilapidateur » d’une forme classique, soit comme innovateur qui a transformé l’image, « miroir du monde », en « miroir du sujet », Welles est indéniablement un cinéaste charnière, voire un moteur du renouveau du 7e art européen.
Dans un petit livre sorti il y a peu, Archéologie du cinéma et Mémoire du siècle, Ishaghpour dialogue avec Jean-Luc Godard sur ses Histoire(s) du cinéma, lui déclarant : « Je crois qu’il y a beaucoup plus de proximité entre vos premiers films et La Dame de Shanghai qu’il n’y en a par rapport à Rossellini. » Godard acquiesce : « C’est vrai, beaucoup. Le Petit Soldat est parti de La Dame de Shanghai. On a peut-être plus insisté sur Rossellini, du fait qu’effectivement Welles était le dieu de Bazin, donc le dieu des parents, et que nous devions nous différencier par rapport aux parents. »
Orson Welles cinéaste se décline ainsi :
1. Mais notre dépendance à l’image est énorme… : l’auteur fait un vaste tour d’horizon esthétique, replace longuement Welles dans son contexte, ou plutôt sa « constellation », historique et politique ; retrace rapidement la jeunesse de l’artiste ; fait l’inventaire de ses foisonnantes activités théâtrales et radiophoniques de 18 à 25 ans où Welles sera une figure de l’intelligentsia de gauche et paniquera l’Amérique avec un faux reportage sur l’arrivée des Martiens ;et évoque son premier projet de film, Heart of Darkness, d’après Conrad.
2. Les films de la période américaine : Citizen Kane, La Splendeur des Amberson et La Dame de Shanghai sont exclus les autres films hollywoodiens, étudiés dans le volume suivant.
3. Les films de la période nomade : la carrière du cinéaste entre Macbeth (1947) et Filming Othello (1978), sans oublier les nombreuses uvres inachevées. Bref, un panorama exhaustif, où l’auteur examine chaque film à travers le prisme de sa grande culture, étayée par une foule de citations.
Mais si Ishaghpour est un excellent compilateur, un analyste avisé des rapports entre style et récit, il s’appuie sur une documentation essentiellement livresque et, en dehors de Citizen Kane, il élude les conditions de tournage des films ; s’intéressant au paradoxe du comédien Welles, mais ne parlant quasiment pas de ses acteurs. Ishaghpour cite la légende colportée par Welles sur La Dame de Shanghai, adaptation d’un livre soi-disant choisi au hasard, mais il néglige la réalité : l’histoire avait été tirée du roman If I Should Die Before I Wake de Sherwood King par le cinéaste de série B William Castle, qui en avait envoyé un résumé à Welles. Evidemment, comme dit Ishaghpour : « La réalité (…) n’est jamais pour Welles immédiate, elle est déjà médiatisée par des formes, des images, des représentations… » Les leurres, masques, faux-semblants, sont indissociables de ce personnage faustien qui « croyait vraiment au Diable » (selon John Houseman, ami des débuts). « L’autoportrait qu’il a donné dans Vérités et Mensonges : charlatan, magicien, faussaire, bonimenteur, devient ainsi une aubaine, écrit Ishaghpour. Au lieu de s’interroger sur le sens de cela, pour Welles, en relation à un monde de faux créé par la reproduction généralisée et la circulation de l’image-information-marchandise, qui détruit l’ uvre, l’artiste et la réalité à la fois, on exhibe ce portrait comme preuve de vérité. » A cet égard, quand Welles cite la phrase de Picasso « l’art est un mensonge pour dire la vérité », ce ne sont pas les mots « art » ou « mensonge » qu’il faut retenir, mais le verbe « dire ». Manipulateur pour la bonne ou pour la mauvaise cause, acteur de pub à ses heures, génie de la radio, Welles déclarait : « Le secret de mon travail, c’est que tout est fondé sur la parole. Je ne fais pas de cinéma muet. »
En revanche, pour Godard, supposé disciple de Welles, le verbe est à manier avec précaution : « Une image de la Vierge avec son petit enfant sur son âne n’amène pas la guerre, c’est son interprétation par un texte qui amènera la guerre et qui fera que les soldats de Luther iront déchirer les toiles de Raphaël. J’ai un fort sentiment que l’image permet de moins parler et de mieux dire. »
Dans le même ordre d’idées, un autre petit ouvrage récent d’Ishaghpour, Le Réel, face et pile, sur Abbas Kiarostami, permet d’entrevoir une filiation de ce dernier avec Welles. Comme dans les systèmes modernes de communication, critiqués mais utilisés par Welles, « le verbe poétique domine totalement l’univers culturel de l’Iran, et non pas l’image… » Pour Kiarostami comme pour Welles, le son est « le fondement du cinéma » : « Le son est très important pour moi, plus important que l’image, affirme le cinéaste iranien. (…) Le son accorde à cette image la profondeur, sa troisième dimension. Le son comble les lacunes de l’image… » Autre manière de plaider pour une subjectivité exacerbée par l’illusion auditive et d’affirmer (contre Bazin) que Welles et Kiarostami ne sont pas des réalistes, mais des maniéristes critiques.
*
Youssef Ishaghpour, Orson Welles cinéaste, une caméra visible, 3 vol. (La Différence, Coll. Essais).
Youssef Ishaghpour, Le Réel, face et pile. Le cinéma d’Abbas Kiarostami (Farrago).
Jean-Luc Godard, Youssef Ishaghpour, Archéologie du cinéma et Mémoire du siècle. Dialogue (Farrago).
{"type":"Banniere-Basse"}