Alors que les Etats-Unis produisaient un mauvais remake de Tempête du désert, Youssef Chahine achevait le tournage de L’Autre, qui sera sur les écrans en mai : un grand mélodrame sur les conséquences de la guerre du Golfe en Egypte, la montée de l’islamisme et le fossé grandissant entre ceux qui surfent sur Internet et ceux qui ont faim. Plongée dans le chaos du Caire et sur les talons d’un cinéaste construisant sa grande fresque à un rythme exténuant.
Le Caire, 7 novembre 1998, une villa blanche sur les bords du Nil. Depuis deux mois, Youssef « Jo » Chahine tourne son trente-troisième long métrage, L’Autre (El Akhar). Pendant que l’équipe s’affaire dans une autre pièce, on fait remarquer au cinéaste le portrait de Saddam Hussein sur un mur du grand salon. A-t-il été placé là pour les besoins du scénario ? Jo éclate de rire et nous informe que nous nous trouvons dans la résidence de l’ambassadeur d’Irak en Egypte. « Je l’ai obtenue gratuitement, par autorisation très spéciale », ajoute-t-il en prenant des airs mystérieux. Se serait-il compromis avec le régime de Bagdad ?
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Après le triomphe du Destin à Cannes, Chahine s’est bien rendu en Irak, à la tête d’un convoi de vivres et de médicaments destinés aux enfants. Mais il a fermement refusé de rencontrer Tarek Aziz ou le moindre officiel irakien. Reconnu par l’Occident comme un immense auteur, fêté en grande pompe de Cannes à New York, Chahine préserve farouchement son indépendance de pensée. Mais il demeure un cinéaste arabe qui ne peut rester indifférent au triste sort de l’Irak : « Je suis furieux contre l’Amérique, même s’ils organisent des rétrospectives de mes films.« S’il prend ce qu’on lui donne (de la villa irakienne aux subventions françaises), il se garde bien de promettre quoi que ce soit en échange. C’est un mendiant mal élevé et qui entend bien le rester.
Inquiet à l’idée de devenir un artiste consensuel, Chahine a commencé à concevoir L’Autre juste après la Palme, comme un nouveau film de combat, comme le reflet de ses nombreuses colères. Car Jo est en colère. Contre le gouvernement égyptien, qui est en train de livrer le cinéma à des « marchands peu compétents » enrichis par la manne touristique et rompus à toutes les corruptions ; contre le gouffre qui se creuse chaque jour un peu plus entre ceux qui peuvent se livrer à une frénésie de consommation et ceux qu’on affame ; et surtout contre « des fous de Dieu ou des fous du pouvoir, qui par leurs ambitions effrénées et leur aveuglement excluent tout le monde, surtout les jeunes, des prises de décision ». Alors, Chahine s’est souvenu d’Antigone et de Roméo et Juliette. Il est allé puiser dans le grand réservoir des histoires éternelles pour échafauder un récit épique qui parle des effets de la mondialisation sur l’Egypte, de la situation algérienne et de l’islamisme, des nouveaux moyens de communication qui assoient encore un peu plus le pouvoir de quelques-uns, et des conséquences de la guerre du Golfe sur le petit peuple du Caire.
En bon serviteur du mélodrame pris comme une tragédie de proximité, il a inventé des personnages suffisamment complexes et contradictoires pour porter sans lourdeur toute l’ambition thématique du film. « Tes personnages ne doivent pas être des robots, il faut montrer leurs contradictions. » Dans L’Autre, il y aura donc des ordinateurs dernier cri et les rues encombrées du Caire, un jeune premier (Adam, joué par Hani Salama) de retour des Etats-Unis et une jeune première (Hanane, jouée par Hanane Turk) qui enquête sur l’affairisme international, une intervention d’Edward Saïd à l’université de Columbia et un mariage célébré sous la pluie du Sinaï, de vilains barbus aisément manipulables et la terrible Margaret, une mère incestueuse et assoiffée de puissance qu’on croirait échappée d’une tragédie de Sophocle.
La maison prêtée par les Irakiens est justement celle de cette Margaret. Face à son ordinateur, elle ourdit un noir complot pour se débarrasser définitivement de Hanane, sa belle-fille. L’actrice, Nabila Ebeid, est une grande star égyptienne qui rêvait depuis longtemps de tourner avec Chahine. Après quelques petits problèmes d’adaptation (Jo lui a interdit l’usage des miroirs et Franck Berteau, le maquilleur français, doit veiller à ce qu’elle ne soit pas trop apprêtée…), elle est à l’aise dans son rôle d’ogresse machiavélique et le travail avance vite. Comme toujours chez Chahine, tout a été minutieusement préparé : repérages très précis des décors, des axes et des déplacements de caméra, des mouvements et du tempo des acteurs. La méthode Chahine consiste à soigner le moindre détail pendant la préparation pour s’éviter de mauvaises surprises au moment du tournage.
L’auteur du Destin ne croit pas à ce qu’il appelle avec mépris « l’inspiration du moment ». Pour lui, le travail sur le cadre constitue 80 % de la mise en scène. Tout son effort consiste donc à réaliser un découpage longuement mûri : « Sur le plateau, je ne fais qu’exécuter quelque chose qui a été pensé
dans les moindres détails. » Mais si Jo n’a ni l’envie ni les moyens de douter ou d’hésiter, il reconnaît volontiers qu’il y a une « folie chahinienne ». En effet, il ne se « couvre » pas. Quand une prise est jugée bonne, ordre est donné de la tirer sans chercher à en faire
une seconde « de sécurité ». « Il faudrait que je fasse au moins cinq prises supplémentaires pour parvenir à une prise aussi bonne que la première. Je n’en ai ni le temps ni les moyens. Qu’il y en ait une de bonne tient déjà du miracle. » Et si le laboratoire raye la prise et réduit ainsi à néant une préparation aussi méticuleuse ? « Eh bien, c’est la vie… »
Chahine va vite, très vite, et a pour principe d’avoir toujours deux plans qui se préparent pendant qu’il en tourne un. Pour se faire comprendre de son équipe (25 ans de moyenne d’âge…), un regard lui suffit le plus souvent. Sinon, il pique une de ces brèves colères qui font son charme et sa réputation.
Ce n’est que le surlendemain qu’on va se rendre compte du rythme insensé du « Chahine express » et de la difficulté à le suivre. Nous sommes à Ghamra, un quartier pauvre du Caire, que Jo nous a décrit comme « très difficile », « celui où on bute le plus de flics », avec la plus grande mosquée intégriste de la ville. L’équipe a investi une petite place rectangulaire située sous un pont pour y tourner la séquence la plus spectaculaire du film : la mort des deux jeunes gens, tombés dans le piège de Margaret et victimes d’une fusillade entre les forces de sécurité et des « terroristes » barbus et vêtus de blanc.
L’armée sert de figuration en même temps qu’elle protège l’équipe contre d’éventuels incidents. Jo craint que quelques pierres volent si la tension venait à monter. Mais si la foule est de plus en plus nombreuse à mesure que la journée avance, l’ambiance restera bon enfant. Massés derrière le cordon de sécurité, les badauds hurlent et sifflent quand les acteurs apparaissent. Sur le pont, on aperçoit une autre foule qui se presse contre le parapet, pendant que le vacarme des klaxons suffit à indiquer que le tournage de L’Autre est en train de créer le plus gigantesque embouteillage du Caire ce qui n’est pas peu dire. Le plateau est ceinturé d’enfants et d’ados qui regardent le cinéma en train de se faire avec des yeux écarquillés. Tous attendent patiemment que le spectacle commence. Ils ne seront pas déçus.
On prépare le plan de la fusillade, une journée de travail pour cinq secondes à l’écran. Les trois artificiers arrivés de Paris pour l’occasion ont placé leurs câbles sous la terre de la place, des verres retournés à fond rouge indiquent la place des explosions. Jo et ses assistants obtiennent un semblant de calme, tout est prêt, on peut tourner. « Rolling! Action! », hurle le director. Poursuivi par son ami Hani, Adam s’élance vers Hanane, ligotée à l’avant d’une Jeep rouge vif. Une rafale le fauche. Il vient s’écrouler ensanglanté aux pieds de sa jeune femme. Le plateau est envahi de fumée pendant que la foule explose en applaudissements, parvenant même à couvrir le grondement constant du trafic automobile et les appels sonorisés à la prière (un haut-parleur étant accroché au beau milieu du plateau).
La prise est bonne, tout le monde se congratule. Mais on s’aperçoit que le pare-brise de la Jeep est resté intact, alors qu’il aurait dû recevoir quelques impacts de balles. La faute aux
techniciens français qui ont oublié d’y placer leurs billes explosives. Il faut donc recommencer. Dans son coin, Abbas Saber, l’accessoiriste attitré de Chahine, maugrée contre ces Français trop lents et pas si professionnels que ça. Si Jo l’avait écouté, on se serait débrouillé avec des balles réelles et tout serait fini depuis longtemps. Mais Chahine craint par-dessus tout les accidents et a préféré, une fois n’est pas coutume, la sûreté à la vitesse d’exécution. Pour disposer de nouvelles charges explosives, il faudra au moins deux heures. Pendant ce temps, Jo a encore disparu. « Mais où est passé Jo ? » étant la phrase la plus souvent prononcée pendant ce tournage. Devant notre air égaré, une des deux scriptes nous informe qu’il est parti tourner un plan au bout de la ruelle qui longe le pont. On a encore raté le « Chahine express ». Et on le retrouve, son opérateur juché sur une plate-forme, en train de filmer l’arrivée des camions
militaires sur le lieu du drame, au milieu des voitures qui ralentissent pour voir ce qui se passe, et entouré d’une nuée de gamins qui veulent le toucher. Sur le trottoir, un père dit à son fils : « Regarde, c’est Youssef Chahine ! » Une fois la prise en boîte, Jo emmène au pas de course une équipe réduite sur le pont pour y filmer le tir des soldats vu d’en haut. Un assistant-opérateur porte sur l’épaule la caméra et son trépied de bois, un autre le triangle destiné à sa stabilité. Khaled Youssef, l’assistant-réalisateur, Mohsen Nasr, le chef-opérateur, une scripte et Jo lui-même complètent la petite bande. Là, il n’y a plus de projecteurs, ces plans se tournent à la lumière du bon Dieu.
Pendant les deux heures dont les pyrotechniciens avaient besoin pour préparer la seconde prise de la fusillade qui sera la bonne, « Dieu m’aime ! » , Jo aura tourné trois plans compliqués et en aura préparé un quatrième. Couvert de poussière, il consent enfin à s’asseoir quand son assistant personnel le force à avaler ses médicaments, un sandwich et un verre de Coca. Il est debout depuis 5 h du matin.
Dans cette pagaille très organisée qui accouchera de la fameuse dynamique morcelée propre aux derniers films de Chahine, tout le monde s’agite, sauf une dame bien mise qui se contente de regarder. Franck nous la présentera comme « Madame Censure », chargée de vérifier que Chahine n’ajoute rien au scénario, de veiller par exemple à ce qu’on voie bien les terroristes islamistes tirer avant les soldats, et de signer les boîtes de pellicule qui s’envoleront vers Paris aux laboratoires GTC. Interrogé à son sujet, Jo sera très clair : « Elle a été mon élève à l’université. Si elle ose m’emmerder, je lui retire son diplôme ! De toute façon, le pouvoir ne peut rien contre moi. Ils ne peuvent rien contre un type qui a fait pleurer tous les gens de la rue. Et le peuple sait que je l’aime et que je travaille pour lui, que je ne marche pas dans les combines du pouvoir, que je ne me compromets pas. Je souffre avec lui, et cette souffrance m’enrichit. Il faut s’impliquer pour avoir une histoire à raconter. Et il faut se documenter pour raconter cette histoire. Je déteste l’idée de rester dans l’ignorance des choses. »
Une fois le plan de la fusillade enfin en boîte, Chahine s’attaque à une autre séquence délicate : l’arrivée de Margaret, sa stupeur quand elle découvre qu’elle est responsable de la mort de son fils adoré, et son départ précipité. Si les jeunes premiers ne sont pas encore trop connus, Nabila Ebeid risque de déclencher une véritable émeute. Après avoir filmé la voiture sur le pont seulement cernée par quelques figurants, Jo et Khaled Youssef décident que le mouvement manque de spontanéité. Pour la seconde prise, ils libèrent la foule et l’inévitable se produit : plusieurs dizaines de personnes foncent sur l’actrice, pas du tout prévenue de cette légère variation. Absolument terrifiée, elle a tout juste le temps de s’engouffrer dans la voiture qui démarre sur les chapeaux de roue. On est passé tout près de la catastrophe mais la prise est excellente. Content de son coup (« Vous voyez que je me permets parfois un peu d’improvisation ! »), Jo signe quelques autographes et file. Il est 16 h 30, la journée est finie, elle a été bonne.
On retrouve Jo dans son bureau-refuge de la rue Champollion, tous volets tirés. C’est le calme après la tempête. En compagnie de Khaled Youssef, il prépare la journée de demain avec sa minutie coutumière. Aux murs, les photographies de tous les comédiens et des différents décors. Quand il nous montre son découpage qui mêle arabe, anglais et français , on s’étonne encore une fois de la précision de son cadre et de son refus de la caméra portée. « Chaque jour, je passe au moins une heure sur la conception de chaque plan. Mais ensuite, le travail sur le plateau ne doit pas être mécanique. Il me faut créer l’ambiance juste qui permettra aux acteurs de s’exprimer. Je peux changer quelque chose mais sur un chemin que j’ai déjà balisé, sur le sentiment général de la scène que j’ai composé à l’avance. Faire mon propre cadre est une jouissance extraordinaire. Mais c’est une question de centimètres. C’est exactement comme quand tu baises, c’est une question de millimètres qui te donnent de la joie ! » A ce propos, on lui fait remarquer qu’une fenêtre de la place était occupée par des dames très maquillées, toutes pensionnaires de ce que Franck nous a décrit comme « un lupanar digne des années 50 », reconverti en loges le temps du tournage. Jo ignorait cet intéressant détail, mais il y voit un symbole : « Ça, c’est typiquement Le Caire, la contradiction même, la cohabitation entre les putes et les islamistes. Il y a là tout l’humour vital de ce pays. »
{"type":"Banniere-Basse"}