Avec son nouveau film, « Le Ruisseau, le pré vert et le doux visage » (sortie le 21 décembre), Yousry Nasrallah déploie une ode vibrante à la sensualité et au peuple égyptien. Il nous parle de cinéma, de politique, de femmes voluptueuses et de l’Egypte actuelle.
Yousry Nasrallah – J’ai commencé à écrire ce film en 95. A cette époque, j’ai rencontré la famille de Bassam, le comédien principal. Comme dans le film, c’est une famille de cuisiniers qui préparent les repas de fête dans les villages. Avec Bassam, on a écrit un premier jet qui se passait avant le nasserisme, et puis j’ai réfléchi. Je ne voulais pas qu’on pense que la liberté du peuple égyptien existait avant et plus aujourd’hui. Cette liberté existe encore, peut-être pas au niveau politique mais dans les rapports entre les gens.
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Cette liberté n’a-t-elle pas rétréci avec des chefs d’état comme Morsi puis Al Sissi ?
Non, pas du tout. Si on se place du point de vue des dictateurs, évidemment, ils veulent toujours supprimer les libertés. Mais au niveau du peuple, les gens trouvent toujours un moyen de renégocier leur liberté, même subrepticement. On ne peut pas complètement priver un peuple de liberté, sauf pendant un bref moment. J’ai donc réécrit le film en le situant aujourd’hui, et j’ai traité les fondements basiques de la vie : l’amour, la bonne bouffe, le sexe. Etre traité dignement, choisir librement les gens qu’on aime, baiser, je crois que ce sont là des thèmes et des aspirations universels. Aucun dictateur ne supprimera jamais ces aspirations parce que le désir déborde toujours, il ne peut être enfermé dans un carcan. Je ne voulais pas faire un film de désir frustré, inassouvi, non, je voulais glorifier le désir. Le mouvement du désir et de son accomplissement, c’est un grand sujet.
On regardant ce film, par-delà les chamarrures orientales, on pense au sensualisme de Renoir, à sa gourmandise de vie, aux rapports entre classes sociales, à La Règle du jeu, à Partie de campagne… Y as-tu pensé aussi ?
Complètement ! J’ai découvert Renoir relativement récemment. J’avais vu La Règle du jeu, mais toujours dans des copies où le son crachotait et je ne l’avais jamais vraiment compris. J’ai fini par le voir avec des sous-titres pour malentendants et je l’ai enfin compris (rires)… Mais c’est surtout Le Déjeuner sur l’herbe qui m’a fasciné. C’est un film extraordinaire de sensualisme et qui m’a conforté dans mon envie de faire ce film. J’ai pensé aussi au Songe d’une nuit d’été de Shakespeare.
Dans ton film, le sensualisme n’est pas uniquement dans l’histoire mais aussi dans la façon dont tu filmes, dans le choix des corps et costumes de tes comédiens, dans les couleurs…
… Et dans les mouvements de caméra. J’ai toujours aimé les plans-séquences, les travellings sensuels, j’ai toujours aimé filmé les corps, c’est une constante de tous mes films. Là, je n’ai pas eu honte de faire un film en couleurs, j’y suis allé gaiement dans la colorimétrie !
Comme chez Almodovar ou dans les musicals hollywoodiens ?
Je dirais plutôt comme à Bollywood ! Je m’inscris aussi dans la continuité des comédies musicales égyptiennes sauf que celles-ci étaient la plupart du temps en noir et blanc et assez timides par rapports aux corps et par rapport aux couleurs si le film n’était pas en noir et blanc. Moi, j’ai donné instruction à la costumière et au chef-op’ d’y aller à fond. Pas de demi-teintes, des couleurs pétantes !
Tu as souvent fait des films à forte teneur politique. Le sensualisme de ce film est-il une autre façon d’être politique ?
Tout à fait. L’austérité, la morale, l’éloge de la mort sont des choses qui sont en train de monter. Dans ce contexte, parler de désir est un geste politique. Je traite le politique comme une catastrophe naturelle. Prenons la France et la montée de l’extrême-droite : malgré tout ce qu’ont pu faire ou penser les gens de gauche, l’extrême-droite est quand même montée. La politique politicienne, c’est comme les catastrophes naturelles, indépendant de la volonté des gens. La politique réelle, c’est comment chacun lutte contre ça au quotidien. Si on ne comprend pas ça, on ne comprend pas mes films. Moi, je n’ai jamais cherché les grandes explications sur le nasserisme ou la Palestine, j’ai toujours filmé ce que font les gens pour se débrouiller et vivre malgré tout. Dans ce nouveau film, je ne fais aucune référence à l’actualité médiatique bien que le film soit très actuel.
Dans le film, la politique au sens du pouvoir est aussi présente, parfois même sauvagement, avec l’assassinat du jeune chanteur.
Oui, il se fait assassiner et émasculer. C’est à la fois une référence à ce qui se passe réellement en Egypte et un symbole : le pouvoir veut littéralement couper les couilles du peuple. C’est aussi le projet des religieux intégristes, interdire, supprimer le désir. Les hommes, on leur coupe le sexe, les femmes, on les excise. Le peuple égyptien est comme tous les autres peuples : on aime bien manger, faire l’amour… Et on le fait, mais secrètement.
Tu montres le désir mais aussi les rapports de classes.
Au moment de la révolution égyptienne, les rapports entre classes sociales étaient très sexués. Sur la place Tahrir, les bourgeois étaient attirés par les prolétaires et vice versa. Les discours officiels du pouvoir égyptien disaient qu’il se passait des choses horribles sur cette place, que les gens baisaient en plein jour, qu’ils se droguaient, que c’était des dégénérés, des débauchés, etc. Pour prouver ce point et délégitimer la révolution, ils ont envoyé des agents pour agresser sexuellement les femmes, ce que je montrais dans mon précédent film, Après la bataille. Quand j’étais critique à Beyrouth, on pouvait voir facilement des films comme Emmanuelle ou Histoire d’O. Par contre, Les 1001 nuits ou Le Decameron de Pasolini étaient censurés. J’ai voulu savoir le pourquoi de cette différence de traitement. La réponse, c’est que chez Pasolini, des mendiants baisent avec des princesses et des princes baisent avec des filles du peuple. Ce n’était pas le sexe qui gênait mais le sexe entre classes sociales différentes. Ce qui choque les pouvoirs, c’est quand le sexe est motivé par le désir et non par le fric. Le désir, c’est le dérèglement général, et ça, les pouvoirs n’aiment pas. Voilà, dans mon film, j’ai joué avec ça (rires)...
Comment ton film a-t-il été accueilli en Egypte ?
Les Egyptiens ont été assez déroutés. Il a été produit par un producteur qui fait habituellement des films commerciaux qui se terminent toujours par une leçon de morale, comme des romans de gare. Dans mon film, pas de conclusion moralisatrice, personne n’est puni, et surtout pas les femmes amoureuses ou adultères. ça a choqué (rires)… Bon, oublions les intégristes, eux, c’est prévisible que le film ne leur ait pas plu, mais j’ai été étonné que des gens éduqués, dits de gauche, aient été choqués par ma façon de voir les choses. Ils m’ont dit, « des femmes adultères dans les villages, ça n’existe pas! ». Bien sûr que si ! Ils estimaient qu’il est impossible qu’une femme fiancée soit amoureuse du frère de son promis. Je crois que c’est tout à fait possible, mais là n’est même pas la question. Admettons, hypothèse d’école, que ce soit impossible : pourquoi un film, une fiction devraient-ils correspondre à la norme communément admise? En réalité, les gens baisent, sont amoureux, mais dans la norme sociale égyptienne, on ne parle pas publiquement de ces choses-là. Alors on me dit « tu mens, tu racontes des histoires ». Eh bien je revendique mon statut de conteur d’histoires. En Egypte, on admet de faire un film sur le petit peuple si on montre sa misère, si on verse sa larme par acquis de conscience, mais montrer le peuple qui s’amuse et jouit, ça, ça ne passe pas, ça fait peur.
Ce puritanisme n’est-il pas étonnant dans la mesure ou le sensualisme a fait longtemps partie de la culture arabe, comme dans les Contes des Mille et une nuits ?
Ma danseuse du ventre a provoqué des réactions du type « dégoûtant, elle expose sa chair ! ». Ils ont oublié Samia Gamal (ndr : actrice et danseuse égyptienne des années cinquante) qui dansait juste vêtue d’un soutien-gorge et d’un cache-sexe. Pourquoi les Egyptiens supposés de gauche trouvent-ils dégoûtant une femme qui est belle, marrante et qui danse superbement ? C’est fou, la sensualité existe encore en Egypte mais on n’a pas le droit de le reconnaître, de le montrer. On me dit « tu oublies qu’il y a de la misère, des morts… ». Mais non, c’est justement parce que je n’oublie pas que je fais un film comme ça.
D’ailleurs, le film n’oublie pas les problèmes puisque tu y montres aussi la corruption, la violence des classes dirigeantes.
Oui, mais on va me dire « et la Syrie, et le Soudan, et les martyres de la révolution » et je ne sais quoi… Je ne peux pas consacrer tous mes films à tous les martyres du monde. Là, j’ai eu envie de montrer aux gens toutes les raisons qui font qu’on peut aussi avoir envie de continuer à vivre.
Les femmes que tu filmes sont très pulpeuses, très en chair, un peu comme chez Fellini. Cela correspond-il à ton goût personnel ou au canon dominant de la société égyptienne ?
C’est sûr que c’est éloigné du goût occidental pour les mannequins anorexiques, mais les formes de mes actrices ne sont quand même pas aussi extrêmes que chez Fellini ! Je pensais plutôt à des actrices comme Ava Gardner, Rita Hayworth, Marilyn Monroe… C’était des femmes qui ne cachaient pas leurs formes. Je trouve que la tendance actuelle à la minceur extrême dénote un manque de générosité avec les corps.
Quelle est exactement la situation des artistes dans l’Egypte de Al Sissi ? Te sens-tu totalement libre, à l’abri de la censure ?
Le pouvoir n’applique pas bêtement une censure, ce serait trop voyant. Ce qui est plus intéressant et insidieux, c’est de voir comment mon film dérange le consensus, c’est-à-dire cette mentalité qui conduit beaucoup d’Egyptiens à accepter le grand écart entre comment on vit et comment on parle. On vit comme on veut du moment que ça reste secret. A partir du moment où ça sort, ça gêne. C’est cette censure sociale qui est la plus redoutable. Elle ne m’empêche certes pas de faire mes films librement, mais elle pourrait, si j’étais moins déterminé, si je cédais à cette pression sociale.
Tes films parlent du peuple mais attirent-ils le public populaire égyptien ?
Non, parce que les Egyptiens des classes populaires ne vont au cinéma qu’une ou deux fois par an. Mais mes films finissent par tracer leur chemin et les atteindre par le biais des diffusions télé ou le commerce des cassettes pirates.
Sont-ils diffusés dans les autres pays arabes ?
Oui, mais avec des formes de censure. Par exemple, on va décadrer une scène pour ne pas trop voir la danseuse du ventre, ou on va couper une scène de baiser.
As-tu déjà fait face à la violence dont furent victimes Nabil Ayouch et sa comédienne Loubna Abidar pour Much loved ?
Non, mais il semble (je ne l’ai pas vu) que Much loved est plus virulent que mes films. Il montre comment les prostituées marocaines se font exploiter au profit du plaisir sexuel des riches Saoudiens, ça ne m’étonne pas que ça ai choqué. Mon film est aussi très critique mais de manière bon enfant, moins frontale. Si j’avais montré uniquement des bourgeois, on aurait dit c’est normal, ils sont décadents. Le peuple est censé être pur, moral, or je montre que le peuple est aussi épicurien que les riches : c’est ce qui n’a pas plu.
Propos recueillis par Serge Kaganski
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