Une démarche de cinéastes-résistants singulière, nécessaire et magnifique : Yervant Gianikian et Angela Ricci Lucchi filment, travaillent et malaxent des films d’archives oubliés du début du siècle, photogramme par photogramme, afin de faire resurgir l’Histoire contenue dans ces images, de creuser leur mystère et leur beauté. Ils donnent ainsi à voir, à rêver, à penser.
Yervant Gianikian et Angela Ricci Lucchi sont des cinéastes-résistants, sans cesse sur le qui-vive, d’infatigables veilleurs, des empêcheurs d’oubli. Ils cherchent moins à convaincre coûte que coûte le spectateur qu’à introduire un doute fécond, l’amorce d’une dialectique entre présent et passé, là et ailleurs, vérités et mensonges, idéologies et Histoire.
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Mais si ce combat contre les fausses évidences se poursuit de film en film, il n’implique pas la moindre tentation didactique, d’où sans doute la relative confidentialité de leur travail. Alors que certains leur reprochent un prétendu manque de clarté, l’absence d’un discours aisément discernable, eux se contentent de montrer, inlassablement, de redonner à voir des images perdues et retrouvées, de pauvres images anonymes et sans qualités, signées par personne, mais sur lesquelles des hommes obscurs ont déposé quelques fragments de temps, des fulgurances et des dissimulations, des pavanes guerrières et des sourires défaits, des fêtes comme des enterrements, les combats et les jours heureux. Ni thèses ni discours préconçus, surtout pas d’intentions, mais d’abord une croyance têtue et une méthode de travail.
Comme Godard, les Gianikian croient dur comme fer en la puissance ontologique de l’image, à sa permanence irradiante. Ce qui y a été déposé autrefois peut resurgir aujourd’hui, comme les désastres du passé reviennent encore et toujours hanter les victimes et les bourreaux, les survivants et leurs héritiers, les lieux et les hommes.
Mais ce retour nécessaire de l’image oubliée ne peut s’effectuer qu’à condition de la rendre à nouveau visible, lisible, d’en faire notre contemporaine et non plus un document poussiéreux et propice à l’illustration d’un commentaire en voix off. A l’inverse des archivistes professionnels qui tirent au kilomètre de vieilles bandes sans même les regarder, Yervant Gianikian et Angela Ricci Lucchi déploient une authentique morale de cinéastes, ferment de leur méthode de travail.
Cette méthodologie consiste à interroger l’image par le biais de leur « caméra analytique », à s’en faire les premiers spectateurs passionnés plus que les secouristes trop empressés. Eux soignent la pellicule en la regardant, photogramme après photogramme, pas à pas, sous toutes ses coutures et ses griffures, avec ses manques et ses taches, rongée et offensée, percluse de douleurs.
Et d’autres regards reconnaissants viennent répondre à l’infinie disponibilité du leur. Car l’image contient des fantômes ; ces fantômes sont le peuple errant du cinéma. Il y a les fantômes un peu hautains et apprêtés de l’image fictionnelle et plus ou moins manufacturée ; les fantômes maladroits et timides de l’image documentaire, du home-movie qui charrie trop de souvenirs poisseux pour ne pas être envoyé à la cave ou au grenier ; ou bien encore du film de propagande qui n’a pas eu le temps ni la patience de faire répéter de façon satisfaisante la masse indistincte de ses comédiens amateurs.
Ces fantômes de seconde classe, qui s’agitent dans les coins du cadre et implorent une attention dont ils ont toujours été privés, les Gianikian consentent à les regarder droit dans les yeux. Afin que ces malheureuses créatures puissent nous regarder, qu’ils soient soldats perdus dans la neige des Alpes (Sur les cimes tout est calme), jeunes femmes euphorisées par le défilé militaire (Inventaire balkanique), prisonniers tout à leur instinct vital (Prisonniers de la guerre) ou mères en proie à la plus grande douleur (Hommes, années, vie). Et afin que chacun de ces regards-caméras puisse nous enseigner les désastres oubliés de presque tous : les guerres des confins sevrées de tout héroïsme, mais aussi la coexistence pas forcément criminelle de communautés réunies par le passage d’un fleuve bleu, le Danube (Inventaire balkanique, leur dernier film). Ces fantômes reviennent pour nous apprendre quelque chose sur nous-mêmes.
Si tous leurs films sont formellement superbes, les Gianikian font partie de ces cinéastes de la splendeur qui utilisent celle-ci comme un moyen dialectique plutôt que comme une fin en soi. C’est aussi en cela qu’ils sont de grands cinéastes politiques. Le problème central auquel ils s’attaquent n’est rien moins que la nature même de l’image, qui contient toujours à la fois sa part de vérité documentaire et son quotient de fausseté idéologique, le saisi incontestable d’une réalité et le dépôt douteux de sa destination finale.
Comme tous les grands cinéastes, les Gianikian nous réapprennent à voir. Ils sont des poètes inquiets qui composent leurs films avec des bribes de passé pour mieux éclairer notre présent. On appelle ça des voyants.
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Avant de vous rencontrer et de travailler ensemble, quel a été votre parcours ?
Angela Ricci Lucchi : J’étais plasticienne, avec des expositions assez importantes consacrées à mon travail. J’avais étudié l’aquarelle avec Oskar Kokoschka à Salzbourg. Mais la peinture ne me satisfaisait plus et j’ai commencé à concevoir des ambiances, des environnements plastiques. Puis j’ai laissé tomber et j’ai commencé à m’intéresser aux travaux de l’avant-garde cinématographique, comme Ballet mécanique de Fernand Léger. A cette époque, j’ai quitté l’Emilie-Romagne et je suis partie vivre à Milan pour baigner dans un milieu artistique. J’ai fait du mail-art : j’envoyais des questions à des gens et je récoltais leurs réponses. Je préparais une installation autour du thème de la rose et la question était « Qu’est-ce que la rose pour toi ? » Un ami poète m’a conseillé d’envoyer mon questionnaire à un artiste qui vivait dans les Alpes, en me disant « C’est un génie ou un fou, tu m’en diras des nouvelles… » J’y suis allée, je l’ai rencontré et, après quelques mois, nous avons décidé de vivre ensemble. Juste avant, j’avais tourné un premier film, en 8 mm, mais je ne l’avais pas fait développer. En 1975, après notre rencontre, Yervant a fait des surimpressions sur la pellicule qui était restée dans la caméra. Mon premier film est devenu notre premier film, à quatre mains : Erat-Sora, d’après une anagramme d’un poème d’Ezra Pound.
Yervant Gianikian : J’ai fait des études d’architecture à Venise, pas du tout pour devenir architecte mais pour m’ouvrir à tous les arts, à tous les modes de vision et fréquenter les bibliothèques. Et Angela m’a aidé à finir ma thèse d’architecture, qui était en fait consacrée au cinéma muet des années 20. La coïncidence extraordinaire est que j’ai retrouvé ces films plus tard, à Milan, chez un marchand de fleurs séchées encore les fleurs ! Je l’ai convaincu de m’échanger, contre des objets de mes collections, ses bobines en 9,5 mm, dans le format Pathé-Baby, qui avaient appartenu à un hiérarque fasciste. Et c’est devenu notre premier film de « found footage » (procédé consistant à retravailler une pellicule déjà impressionnée) : Catalogue 9,5-Karagöez. Enfant, je collectionnais déjà des objets, des jouets en bois. Plus tard, je faisais des expositions avec ces objets, que je présentais dans des boîtes que je fabriquais. Et je filmais ces objets, je les cataloguais sur un fond blanc. Mais le plus important a été ma découverte de l’avant-garde américaine, de Stan Brakhage : un cinéma à la fois intime et abstrait, comme de la peinture. Quand j’ai su qu’on pouvait faire du cinéma tout seul, par soi-même, sans passer par une école et sans intermédiaires, ça m’a libéré.
Angela Ricci Lucchi : C’est en nous rencontrant que nous sommes devenus des cinéastes. En plus de nos sentiments l’un pour l’autre, nous avons décidé de vivre ensemble pour faire des films. En partant de chez moi pour rejoindre Yervant à Milan, je n’ai emporté que deux livres : Les Mille Et Une Nuits et Les Cahiers de prison de Gramsci.
D’où vient cette idée poétique et plastique du catalogage d’objets ?
Angela Ricci Lucchi : Du siècle des Lumières, des encyclopédistes. Une de mes lectures préférées est Jacques le Fataliste de Diderot.
Yervant Gianikian : Cette idée vient aussi de Walter Benjamin, des objets qu’il collectionnait et des images des villes qui le fascinaient images qu’on retrouve dans notre dernier film, Inventaire balkanique. Avant même de travailler sur les films que nous trouvons et retravaillons avec notre « caméra analytique », nos « films-catalogues » sur des objets participaient de la même démarche de faire un cinéma physique, matériel, de travailler sur la transparence et l’épaisseur de la matière, afin de retrouver la sensation par la matière même des objets ou de la pellicule. Nous n’aimons pas l’idée de nostalgie.
Angela Ricci Lucchi : Quand nous avons découvert le musée Cesare Lombroso (célèbre criminologue italien) à Turin, nous nous sommes aperçus que ces objets si fascinants, ces figures de cire représentant les diverses pathologies criminelles, étaient des vecteurs d’oppression sociale et politique. Ces objets contiennent toute la violence de l’idéologie positiviste, du scientisme, qui a conditionné les mentalités dans toute l’Europe en déterminant le visage du crime.
Ces « films-catalogues » sont souvent des « films parfumés ».
Yervant Gianikian : L’idée de libérer des parfums pendant la projection de ces films vient aussi du siècle des Lumières, de Condillac et de son Traité des sensations. Nous avons utilisé ses théories avec des moyens un peu primitifs. Quand nous voyagions aux Etats-Unis avec ces « films parfumés », on nous a souvent dit que c’était des messes, des messes plus roses que noires. Mais ce n’était pas totalement gratuit, puisque Lombroso avait fait des expériences olfactives sur des criminels pour démontrer par exemple que les hommes criminels étaient moins sensibles que les autres au parfum de l’œillet, et les femmes criminelles encore moins !
Angela Ricci Lucchi : Mais ces films devenaient des performances, impossibles à projeter sans nous : nous étions devenus des sortes de magiciens qui allaient de ville en ville avec des valises pleines de films et d’essences de parfums ! Et nous nous faisions arrêter par les douaniers américains ! C’était seulement une expérience, une étape révolue de notre travail.
Yervant Gianikian : Et puis il y avait de la concurrence ! Un jour, dans la salle d’à côté, on projetait Polyester, le film de John Waters avec Divine, en « odorama » !
Quelle a été l’étape suivante ?
Yervant Gianikian : C’est en découvrant ce stock de films en 9,5 mm que l’expérience des « films parfumés » s’est définitivement arrêtée, parce que ces films nous faisaient découvrir à la fois l’Histoire et l’histoire du cinéma, contenues dans ce format réduit. Et, à l’époque, beaucoup de ces films muets étaient considérés comme perdus. Avec l’Histoire du cinéma de Sadoul, j’ai commencé à identifier les titres. Mais il fallait regarder ces bobines à la main, puisque nous n’avions pas de projecteur adapté à ce format. Il a fallu construire une machine pour lire la pellicule puis la refilmer, que nous avons appelée « caméra analytique », et s’apercevoir qu’un de ces films était La Montagne sacrée d’Arnold Fanck, un film protonazi avec Leni Riefenstahl. Et nous avons découvert aussi les teintes de la pellicule, le bleu pour les scènes de nuit, par exemple. Tout à coup, l’Histoire tenait dans notre main, en réduction : ce fut une sensation très forte.
Comment avez-vous découvert l’incroyable fonds d’archives de Luca Comerio (photographe officiel du roi puis pionnier du cinéma documentaire italien dans les années 10 et 20, mort amnésique en 1940), qui va devenir le principal matériau de votre travail ?
Yervant Gianikian : On m’avait parlé d’un laboratoire à Milan qui conservait des films d’archives. Ce laboratoire était tenu par un homme seul, un peu étrange. Il a ouvert une armoire où il y avait des boîtes de pellicule 35 mm nitrate. C’était Du Pôle à l’Equateur, de Comerio. J’ai ouvert la boîte : c’était la première fois que je touchais de la pellicule 35 mm, et la couleur m’a sauté au visage, c’était une pellicule teintée. Peu à peu, j’ai convaincu l’unique occupant de ce laboratoire de me vendre ce matériel, qu’aucune cinémathèque ne voulait acheter. Exaspéré, il menaçait de brûler l’unique copie de ce film oublié de tous. Puis, peu à peu, nous avons récupéré tout le matériel. Au milieu de tout ça, j’ai découvert un petit film de seulement 2 mètres, où l’on voyait un jardin à Monza que je traversais tous les jours quand j’enseignais le cinéma dans une école d’art. C’était les funérailles du roi, assassiné par un anarchiste, en 1900. Et l’Histoire rejoignait ma propre histoire, dans le même lieu. C’était une expérience physique : ma main tenait la pellicule, mes yeux tentaient de la déchiffrer, et mes pieds parcouraient ce trajet que je connaissais par c’ur pour l’avoir fait tous les jours.
C’est à partir de ce matériel que vous avez fait votre propre film, Du Pôle à l’Equateur ?
Yervant Gianikian : Oui, le film original de Comerio reflétait une vision du monde protofasciste d’après la Première Guerre mondiale, avec des héros italiens à la conquête du vaste monde. Nos films précédents étaient encore liés aux avant-gardes artistiques et aux associations de formes et d’idées, c’était des collages plastiques, alors qu’avec Du Pôle à l’Equateur, il était impossible de jouer avec le matériel, de le violenter. Il fallait l’analyser, photogramme après photogramme, pour mettre au jour ce qu’il recélait, pour découvrir l’idéologie qui le sous-tendait. C’est seulement en faisant défiler le matériel photogramme par photogramme qu’il est possible d’intervenir dans l’image, d’y trouver des détails importants. Avec notre « caméra analytique », nous usons du grossissement, du ralenti, de la répétition pour creuser chaque image, comme avec un microscope. Mais nous ne sommes ni des archivistes ni des restaurateurs, qui ne comprennent d’ailleurs rien à notre travail, nous cherchons l’Histoire en interrogeant la pellicule. Quand Comerio filme les funérailles du roi assassiné par cet anarchiste, lui est du côté du roi, alors que nous sommes plutôt du côté de l’anarchiste ! Nous cherchons à donner un sens nouveau à ces images, un sens caché, pour y trouver les racines de la violence, des guerres, de toutes les maladies du siècle. Parce que nous pensons que tous les maux du siècle sont contenus dans chaque boîte de pellicule, comme des vipères prêtes à mordre à nouveau. Nous cherchons le monstre tapi dans chacune de ces images des années 10 et 20, ce sont des images prémonitoires qui annoncent les catastrophes à venir, comme Orwell les avait annoncées dans ses livres. Et comme nous venons tous les deux des arts plastiques, nous considérons que ce travail sur la matière de l’image doit pouvoir se passer de textes, de voix off et de cartons explicatifs.
C’est en cela que vous êtes des cinéastes politiques et contemporains ?
Angela Ricci Lucchi : Quand nous filmons en vidéo le récit de Raphaël, le père de Yervant, qui raconte le génocide arménien dans Retour à Khodorciur, nous faisons le même travail que quand nous étudions des films d’archives, parce que c’est une autre forme de la violence. L’écouter ou regarder chaque photogramme participe de la même démarche et de la même attention épuisante. Et c’est Retour à Khodorciur qui a engendré Hommes, années, vie, notre film sur le massacre et l’exode des Arméniens, fait à partir d’archives trouvées en ex-URSS. Quand nous voyageons, nous cherchons des images d’archives et nous filmons des choses que nous laissons reposer, comme on laisse un vin s’ouvrir, avant de les utiliser. Nous voyageons toujours avec une caméra. Et si nous avons voyagé autant en ex-Yougoslavie, pour montrer nos films, trouver du matériel pour Inventaire balkanique et filmer de nouvelles images, c’est parce que nous avons voulu comprendre comment cette région des Balkans, d’où viennent des écrivains tels que Elias Canetti, Danilo Kis, Paul Celan ou Mircea Eliade, a pu sombrer dans une telle violence, une telle folie.
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