L’Histoire revisitée par un duo rital inspiré, archivistes fin de siècle, Yervant Gianikian et Angela Ricci Lucchi.
Sorte d’austères Stone et Charden du cinéma expérimental, installés à Milan, Yervant Gianikian et Angela Ricci Lucchi se vouent depuis vingt ans au noir travail d’une archéologie générale des images du siècle. Lui, d’origine arménienne, a étudié l’architecture à Venise, elle la peinture, à Vienne. Fouillant comme des brutes dans la masse considérable des premiers films documentaires, en particulier ceux de la collection privée de Luca Comério (1876-1940), pionnier du genre qui sillonna le globe, ils en scrutent patiemment les interminables pellicules, photogramme par photogramme, répertoriant le contenu des séquences, notant avec une minutie scientifique les détails des prises de vues. Puis, à l’aide d’une caméra spéciale, bidouillée par leur soin, ils refilment certaines de ces images selon une vitesse de défilement généralement ralentie, en colorisent certaines, en recadrent d’autres, procèdent en tout état de cause à un montage entièrement remanié et ajoutent une musique de leur cru. Comment parler de ces oeuvres arrachées à ce magma méthodique ? « De vains bout-à-bout d’actus esthétisées », hasardent les sceptiques. « Mémoires de fin de millénaire sur les comportements, les idéologies. (…) Le documentaire archaïque comme bazar d’exotisme, comme exposition d’images de marchandises, même humaines » , fulminent en choeur Gianikian et Ricci Lucchi. Leur travail suit en effet le galop désastreux de l’Histoire : le massacre des Arméniens par les Turcs dans Hommes, années, vies (1990), la longue évocation de l’expansionnisme européen dans un de leurs films majeurs Du pôle à l’équateur (1986). A l’instar de La Fine fleur de la race (1991), une compilation de films sportifs fascistoïdes, Du pôle à l’équateur se veut une mise à distance ironique des glorieuses autoreprésentations nationales, le détournement subtil d’un matériel de propagande. Il se termine sur des images abîmées prises lors d’un assaut pendant la Première Guerre mondiale : le nitrate bave, des trouées grasses entament les plans, et le réel s’anéantit dans le merdouillage chimique tandis que les soldats s’écrasent sans bruit au champ d’honneur. S’il n’y a chez nos deux taxinomistes milanais aucune nostalgie pour les empires défunts, il y a, en revanche, une méditation sur le passé et l’oubli, proustiennement retardée par l’adjonction de parfums (framboise, oeillet, gaulthérie) lors de certaines projections, une active mélancolie que permet le cinéma : le support fragile et transitoire de la pellicule renvoie à l’effacement progressif de la mémoire (leur manne documentaire, Luca Comério, est mort amnésique !), la grisaille de la photo volatilise les corps (voir Aria, ode wagnéro-fumigène) et rend les paysages poreux. La lenteur des mouvements, enfin, apparente le monde à un aquarium mal rincé où se croisent des poissons sous hypnose : spectres solennels qui nous toisent sans nous voir, et font peur.
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