Une monographie de Yasujiro Ozu passionnée et passionnante, érudite et mordante, dans laquelle on retourne beaucoup de clichés : l’auteur de Printemps tardif était le moins japonais des cinéastes.Yasujiro Ozu est un cinéaste bien considéré. Ce qui ne signifie pas qu’il est bien connu. Prononcer ou écrire son nom revient à évoquer des hommes en […]
Une monographie de Yasujiro Ozu passionnée et passionnante, érudite et mordante, dans laquelle on retourne beaucoup de clichés : l’auteur de Printemps tardif était le moins japonais des cinéastes.
Yasujiro Ozu est un cinéaste bien considéré. Ce qui ne signifie pas qu’il est bien connu. Prononcer ou écrire son nom revient à évoquer des hommes en costumes-cravates qui boivent du saké dans des bars, des filles à marier, des veuves qui entendent le rester, des printemps qui ne sauraient être que précoces ou tardifs, des plans toujours fixes et de savantes contre-plongées à hauteur de tatamis. A propos d’Ozu, ce sont toujours les mêmes mots qui reviennent : banalité, rigueur, épure, résignation. Auxquels s’ajoute l’adjectif qui semble recouvrir toute l’œuvre du cinéaste : japonais. Ozu étant souvent considéré comme « le plus japonais des cinéastes », infiniment plus japonais que pour le comparer avec les plus célèbres de ses pairs Mizoguchi, Kurosawa et Naruse. Tellement japonais que ses films mirent fort longtemps à sortir du Japon et à atteindre le public occidental. La cause était entendue : on pouvait trouver magnifiques les films d’Ozu mais on ne pourrait jamais les comprendre tout à fait. Parce qu’ils contenaient trop de codes sociaux et de situations typiquement nippons, donc illisibles pour nos yeux d’Occidentaux. Ozu restait donc un cinéaste pour spécialistes, les fameux spécialistes du cinéma japonais, des gens pas commodes. Mizoguchi, lui, avait le droit de prétendre à l’universel. Mais pas Ozu.
Et puis on lit les premières lignes de cette monographie consacrée à Ozu, signée Shiguéhiko Hasumi : « Né le 12 décembre 1903 à Tokyo et mort dans la même ville le jour de son soixantième anniversaire, le moins japonais des cinéastes n’a quitté le Japon que deux fois. » On se dit alors que cet Hasumi est au mieux un provocateur, au pire un petit rigolo. Commencer par prétendre sans sommation qu’Ozu serait « le moins japonais des cinéastes », c’est un peu fort de saké. A la fin de son introduction à l’édition française (l’édition japonaise date de 1983), Hasumi persiste avant de signer, à propos d’un burlesque muet d’Ozu longtemps considéré comme perdu et retrouvé en 91 : « Le générique indique que le sujet original est du scénariste Tadao Ikeda, mais c’est visiblement une adaptation libre de la nouvelle d’O. Henry, The Ransom of Red Chief, que Howard Hawks portera à l’écran pour un des sketches d’O. Henry full house (La Sarabande des pantins, 1952), supprimé lors de la sortie en France. Le Grand Chef (1958) d’Henri Verneuil traite le même sujet, mais la version ozuienne est incontestablement la plus réussie des trois, ce qui confirme qu’Ozu n’est absolument pas un cinéaste typiquement japonais. »
Conclusion : si Hasumi est bien un provocateur, c’est aussi un érudit. Président de l’université de Tokyo, professeur de littérature française, essayiste et philosophe, spécialiste mondialement reconnu de Flaubert et de Maxime Du Camp, docteur honoris causa de Paris viii-Saint-Denis, grand cinéphile et grand critique, Hasumi n’a pas tout à fait le profil du petit rigolo. Il aurait plutôt celui de l’universitaire bien intimidant. Nouvelle erreur : c’est un passionné, acharné à laver son cinéaste de chevet de la tonne d’idées reçues qui nous empêchent de le comprendre, de le voir. Et son Ozu est le meilleur livre de cinéma, le plus intelligent, le plus drôle et le plus stimulant publié depuis des lustres. C’est d’ores et déjà un modèle.
Face à une œuvre dont il a une connaissance intime, Hasumi refuse avec une égale détermination l’analyse culturaliste (ou sociologique) et le « vouloir dire » (l’interprétation) que dénonce Godard. Ce n’est pas ce que « veut dire » Ozu qui l’intéresse mais ce qu’il filme et ce qu’il ne filme pas, ce qui est présent dans ses cadres et ce qui en est absent, ce qui y apparaît soudainement et l’effet que produit cette apparition sur le spectateur. Il lui faut d’abord se débarrasser des clichés tenaces, du jeu bourgeois de « ce qui est ozuien » et ce qui ne l’est pas, car « si ce qui est ozuien rassure et apaise, « l’œuvre » d’Ozu exige une tension permanente ». Puis lutter contre la tendance des précédents exégètes d’Ozu (Paul Schrader, Donald Richie, Noel Burch), seraient-ils enthousiastes, à définir le cinéma d’Ozu en termes négatifs, à pointer ses prétendus manques. Pour répondre à l’accusation courante de monotonie et de platitude, Ozu avait répondu à un critique : « Vous ne pouvez pas demander à un marchand de tofu de cuisiner du porc pané. Je suis un marchand de tofu, je ne propose donc que du tofu. » Avec une rigueur mordante, Hasumi reprend l’image ironique choisie par Ozu pour sa défense et se lance dans une étude de détails des aliments dans son cinéma afin de démontrer qu’il « est d’une telle richesse expressive qu’il dépasse, dans la réalité, l’opposition qui existe entre porc pané et tofu ». Et d’affirmer : « C’est ce phénomène d’interpénétration qui caractérise le cinéma d’Ozu. »
Dès cette première démonstration, le lecteur fasciné saisit toute la singularité de la « méthode Hasumi » : ne pas se contenter du « reflet d’une réalité sociale » mais pointer des « détails » dont la permanence et les variations amènent à repérer des thèmes qui scandent l’œuvre et la constituent tout entière. C’est ainsi que « le thème de la nourriture ne peut constituer un récit qu’à l’intérieur de l' »œuvre » ozuienne et c’est dans ce sens qu’il représente de manière précise la spécificité cinématographique d’Ozu ». « Le cinéma d’Ozu est un tissu narratif que les récits qui y coexistent font et défont sans cesse », insiste Hasumi. Si les arguments des films d’Ozu peuvent être jugés monotones et banals, leurs thèmes constants ne cessent de subir des métamorphoses et des bouleversements qui en font tout le prix, qui en attestent la folie obsessionnelle et la tension sexuelle.
Après le thème de la nourriture, Hasumi dégage ceux du vêtement, du passage de l’intérieur à l’extérieur et inversement, de l’âge des femmes à marier et de leur « domaine sacré », le premier étage de la maison, « pendant exact du salon particulier du restaurant, domaine sacré des hommes ». Au bout de sa démonstration sur l’architecture des maisons, après avoir éclairé ce « réseau de connivence interne unissant les détails », Hasumi conclut : « L’absence d’escalier est une absolue nécessité narrative chez Ozu. » Et plus loin, « Pour Ozu, l’escalier constitue à lui seul un événement cinématographique. » Quand l’escalier se matérialise enfin, c’est toute l’œuvre qui tremble sur ses bases et s’approche de son anéantissement. Comme tous les très grands cinéastes, Ozu, loin de se répéter de façon mécanique, ne faisait que rechercher son propre gouffre, son ultime frontière. Hasumi nous la révèle en suivant le motif de l’escalier, de son absence sans cesse répétée puis de son surgissement. Comme il nous fait gentiment mais fermement remarquer qu’il est difficile de tenir pour « typiquement japonais » un cinéaste qui n’a cessé de faire baigner ses films dans un soleil aveuglant, dans un beau temps perpétuel plus proche d’Hollywood que des humides variations climatiques nippones.
Hasumi n’adopte pas la position du collectionneur maniaque et stérile mais celle du captif amoureux qui analyse son émotion devant les chocs que lui réserve son objet d’étude. C’est un regard aux aguets qui est ici à l’œuvre. Pour nous transmettre sa passion, et ainsi nous affamer, Hasumi emploie une écriture aussi claire qu’Ozu lui-même (« Tout est à la surface : rien n’est caché »), parfaitement rendue par la traduction (de Ryoji Nakamura, René de Ceccaty et Hasumi lui-même), et d’une valeur littéraire guère fréquente dans les essais consacrés au cinéma.
Fondée sur la répétition et l’avancée pas à pas (rien n’est jamais forcé ou rapide, tout est toujours soigneusement soutenu), l’écriture d’Hasumi rappelle parfois la musique inéluctable de Thomas Bernhard, paradoxes compris. Peut-être parce que ce livre essentiel est aussi un instrument de combat. Contre le lyrisme facile, contre le psychologisme appliqué, deux travers qu’Ozu évitait à tout prix, mais aussi contre la tentation de « soumettre son regard à une pensée » culturelle préexistante. « Dès que fonctionne une grille culturelle d’interprétation, les yeux ne regardent plus. Redonnons-leur le droit de voir et pour cela, il faut fixer l’écran et passer d’une image à l’autre sans en privilégier aucune. On se retrouve ainsi au cœur même des images qui se reflètent entre elles. Cette expérience est douloureuse », conclut Hasumi. Mais elle est aussi d’une richesse infinie. Hasumi a su voir Ozu. A nous de savoir lire Hasumi.
Photo Ozu au travail/Collection Cat’s
Yasujiro Ozu, de Shiguéhiko Hasumi (Cahiers du cinéma, Collection Auteurs)
228 pages, 150 f.
Une dizaine de films d’Ozu sont disponibles chez Arte Vidéo.
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