Le Hong-Kongais Wong Kar-wai revient, après un long silence, avec un film de genre où il part à la recherche d’un pan de l’âme chinoise/ Un vrai nouveau départ pour le cinéaste star des années 90.
Derrière ses lunettes noires de rock-star, il a été le roi de Hong Kong et même du cinéma mondial. En enchaînant entre 1990 et 2000 Nos années sauvages, Les Cendres du temps, Chungking Express, Les Anges déchus, Happy Together et In the Mood for Love, Wong Kar-wai a électrisé une génération et incarné en même temps que David Lynch l’utopie d’un cinéma arty capable de rassembler au-delà des purs cinéphiles.
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Treize ans et seulement trois films plus tard, son statut a changé. Wong est devenu une icône mystérieuse dont on ne sait plus trop quoi attendre, un esthète fascinant mais aussi un emblème de la maniaquerie et du ressassement. Six ans de travail lui ont été nécessaires depuis son avant-dernier film, le décevant My Blueberry Nights, avant de terminer The Grandmaster. Cette fresque épique sur fond d’amour fou et de kung-fu s’apparente moins à un nouveau départ qu’à une remise à plat méthodique de ses obsessions – les blessures de l’amour et les abîmes du temps.
En mêlant son imaginaire personnel à un genre historique du cinéma chinois, Wong Kar-wai a voulu séduire sans perdre le contrôle de son regard. Le risque était important de décevoir, mais la recette fonctionne. Plus grand succès de son auteur en Chine continentale, The Grandmaster a été acheté aux Etats-Unis par les frères Weinstein, faiseurs d’oscars patentés. Rencontre par une glaciale matinée de printemps.
The Grandmaster marque votre retour à la maison, après l’escapade américaine de My Blueberry Nights en 2007…
Wong Kar-wai – Je n’ai jamais eu l’impression d’être parti, My Blueberry Nights était un film très chinois ! J’ai eu envie de réaliser The Grandmaster car le moment était venu, pas parce que je voulais rentrer chez moi. Je porte ce projet depuis longtemps. Financièrement, j’ai enfin eu des opportunités de le réaliser, grâce à l’explosion récente du marché du cinéma chinois.
L’idée du film vous est venue sur le tournage de Happy Together, à Buenos Aires, au milieu des années 90…
J’avais vu une image de Bruce Lee à la une d’un magazine. J’étais si surpris d’être au bout du monde et de me retrouver face à lui que cela m’a fait réfléchir. Il était mort depuis plus de vingt ans. Pourquoi cette universalité, ce caractère iconique ? La réponse est simple : Bruce Lee a été le premier capable de faire entrer les arts martiaux dans la modernité. Avant lui, les stars du kung-fu étaient des combattants parfois un peu âgés. Bruce Lee parlait anglais, dégageait un charisme fou et une confiance en lui magnifique. Dans ses écrits, il faisait sans cesse référence à ce que lui avait apporté Yip Man, son maître. J’ai eu envie de consacrer un film à cette figure méconnue. J’ai souvent filmé des femmes incroyables. Pour une fois, j’ai fait de la beauté d’un homme chinois mon sujet. Pour l’incarner dans ses années de jeunesse, j’ai demandé à Tony Leung d’imaginer qu’il ressemblait à Bruce Lee.
Le film a été votre plus grand succès en Chine continentale. Est-ce une surprise ?
Ce qui me rend heureux, c’est que je parle d’un monde perdu et que cela plaît. Aujourd’hui, en Chine, les arts martiaux sont considérés comme un sport. Or, le kung-fu est une arme et une philosophie à la fois. J’espère avoir ouvert une porte et que de nouvelles personnes s’engouffreront dans la pièce. Pour les spectateurs étrangers, ce sera une manière de redécouvrir la mentalité chinoise, au-delà des images qui dominent. J’ai vu des tonnes de films d’arts martiaux dans ma jeunesse. Ils colportaient un message de justice, d’égalité et de respect. Et puis cela a changé dans les années 70-80, où ils ont commencé à parler uniquement de baston. Avec Jackie Chan, le genre est devenu comique, voire parodique. King Hu (grand cinéaste hong-kongais des années 60-70 – ndlr) s’intéressait à la philosophie, à une certaine abstraction romantique des arts martiaux.
Pourquoi avez-vous passé six ans sur The Grandmaster ?
Pendant les préparatifs et le tournage, je suis allé dans des endroits perdus, à des heures perdues. J’ai fréquenté des gares isolées. Vers cinq heures du matin, je voyais de vieux maîtres enseigner les arts martiaux. Je me suis dit que leur pratique n’était pas si différente de la mienne. La question est toujours celle de la dévotion et de la discipline. En chinois, « kung-fu » est un terme qui évoque le temps que l’on passe à faire quelque chose. Dans la tradition, un maître peut demander à ses élèves de répéter le même geste pendant des années avant d’entamer un autre cycle de travail. Il faut toujours une longue période pour qu’un mouvement entre dans les veines. C’est la même chose avec mes films. Un certain temps est nécessaire pour réussir ma cuisine, laisser infuser, créer une atmosphère… Un temps que je n’hésite plus à prendre aujourd’hui. Je m’autorise à travailler à mon rythme, sans nervosité, malgré la pression artistique et financière.
Vous êtes connu pour tourner et retourner sans cesse, pour passer des années en montage. Quelle est votre limite ?
Il est très difficile de demander à des stars comme Zhang Ziyi et Tony Leung de tourner un film pendant deux ans et de consacrer en amont une année à l’entraînement. Il faut qu’ils soient très impliqués. Ils l’ont été. Nous avons tourné la scène centrale du film, un combat sur le quai d’une gare, pendant deux mois, la nuit, parfois par – 20°C. A cause du froid, Zhang Ziyi a eu des petites taches de sang dans les yeux. C’était dur pour elle mais c’est un plus pour le film, cela ajoute du mystère à son regard. C’est ce genre de détails que j’attends d’un tournage. A vrai dire, j’aurais aimé que l’expérience de ce film ne s’arrête jamais. Mais un jour, j’ai reçu une lettre de Fuji Film, notre fournisseur – nous avons tourné exclusivement en pellicule. La compagnie m’informait que les boîtes qui allaient m’être livrées seraient les dernières car ils arrêtaient la production. J’ai gardé la dernière boîte en souvenir. J’ai réalisé qu’il était peut-être temps de dire stop. Date limite.
Dans Chungking Express (1994), il était question de la date de péremption d’une boîte de conserve, métaphore de la fin d’une relation amoureuse. La réalité a rejoint votre fiction…
C’est vrai. Mes films sont très nostalgiques, ils évoquent des transitions et des séparations douloureuses. Ce qu’on y voit arrive toujours pour la dernière fois. C’est pourquoi il m’est aussi difficile de les quitter.
Quand les personnages de The Grandmaster vieillissent, les acteurs gardent le même visage. Vous n’avez pas demandé à Zhang Ziyi et Tony Leung de porter maquillage et perruques. Contrer le temps, c’est une obsession ?
Je me suis dit que de manière subjective mes deux personnages pouvaient ne pas vieillir. C’est le monde qui vieillit autour d’eux. J’ai préféré leur demander de jouer le vieillissement plutôt que de le reproduire artificiellement. Dans les yeux de Tony, la différence d’âge est détectable à mesure que le film avance. Il est vraiment incroyable. Je recherche toujours une logique interne à mes films qui n’est pas forcément celle de la réalité.
Vous vivez toujours à Hong Kong ? La ville a longtemps été le sujet principal de votre cinéma…
Oui, j’y vis encore. Hong Kong traverse actuellement une crise de confiance importante, qui était déjà le sujet de mon film 2046. Ce que connaît la ville actuellement ressemble à un mauvais sort. Tout le monde a en tête la date de 2046 (retour officiel de Hong Kong à la Chine – ndlr) et se sent prisonnier, comme si aucun changement n’était possible, alors que le reste du monde avance. En Chine, tout va très vite, les riches sont de plus en plus nombreux. Hong Kong se sent faible. Dans mon cinéma, j’essaie de creuser le sillon de notre culture spécifique, même si elle appartiendra toujours au spectre chinois. Je suis d’ailleurs un exemple de cette mixité, puisque je suis né sur le continent, à Shanghai, avant d’arriver à Hong Kong à l’âge de 5 ans avec ma mère. Il n’y a aucune raison d’avoir peur de la Chine.
Allez-vous bientôt filmer le Hong Kong d’aujourd’hui, comme dans vos premiers longs métrages ?
J’ai besoin de temps pour le savoir. Je me souviens qu’il y a vingt ans, après avoir tourné à la suite Chungking Express et Les Anges déchus, j’ai ressenti le besoin de partir. Hong Kong m’était devenue trop familière. C’était difficile pour moi de trouver un nouvel angle, esthétiquement et dramaturgiquement. Ces dernières années, j’ai beaucoup voyagé et je commence à voir la ville d’un oeil neuf. A nouveau, je remarque des microtransformations, des quartiers un peu différents. Même le ciel n’a plus le même bleu. Il arrivera un moment où j’aurai envie de poser ma caméra.
Vous aviez l’habitude de créer les affiches de vos films à venir avant même d’écrire et de tourner. Vous ferez de même pour le prochain ?
Je continue de le faire, y compris pour des projets qui n’aboutiront peut-être pas. Imaginer une affiche permet de comprendre quels sont les points forts d’une idée, son impact, ce qui ressort tout de suite d’une intuition. Je fonctionne de cette manière car, pour moi, le cinéma est l’art de donner vie à ses intuitions.
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