Un beau film déprimé et finalement classique où règne une harmonie sombre et mélancolique. La vie de Ludwig Wittgenstein fut surtout une vie de philosophe, plutôt moins passionnante que celle de Descartes, plutôt plus que celle de Kant. L’individu était pessimiste, irascible, vaniteux et obsédé par la pureté. Alors, qu’est-ce qui intrigue tant chez Ludwig […]
Un beau film déprimé et finalement classique où règne une harmonie sombre et mélancolique.
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La vie de Ludwig Wittgenstein fut surtout une vie de philosophe, plutôt moins passionnante que celle de Descartes, plutôt plus que celle de Kant. L’individu était pessimiste, irascible, vaniteux et obsédé par la pureté. Alors, qu’est-ce qui intrigue tant chez Ludwig ou sa famille pour que l’on veuille en faire des films ou des romans ? Outre le philosophe et son frère Paul, le grand pianiste pour qui Ravel a composé son concerto pour la main gauche, il y a trois suicidés et le reste de la famille qui crève, littéralement, sous le fric et les pulsions réactionnaires. Pour Thomas Bernhard, dans Le Neveu de Wittgenstein, un très beau livre sur l’amitié, Ludwig est l’oncle, le modèle, qui a quitté l’une des plus grandes familles d’Autriche, abandonné sa nationalité maudite. Alors Wittgenstein, en haute figure de l’exil, faisant don de sa fortune et de sa personne, et du passé table rase, exalte les romantiques que sont finalement Bernhard et Jarman. Le sentiment de l’exil, Derek Jarman l’a vraisemblablement ressenti dans son propre pays : d’abord parce qu’il a porté loin les revendications homosexuelles et ensuite parce que son cinéma baroque, excessif, expérimental l’isolait d’office de tous les autres. Aussi s’approprie-t-il la biographie de Ludwig, de même que Bernhard s’appropriait celle des Wittgenstein ou de Glenn Gould, comblant de ses fantasmes les interstices entre les faits. Et c’est parce qu’il y a identification que Jarman peut s’affranchir du genre reconstitutif tout en restant d’une grande précision sur la vie, la personnalité et les idées du philosophe. Filmant tout en studio, sur un fond noir et avec un décorum minimal (pour la guerre, un sac et une mitraillette suffisent, la bande-son fait le reste), Jarman ne distancie pas mais, au contraire, concentre l’attention du spectateur sur l’essentiel, exclut le superficiel. Le dispositif n’est pas déroutant, mais envoûtant, détenant un grand pouvoir d’évocation : par-delà Wittgenstein, c’est toute la vie intellectuelle de l’Angleterre de l’entre-deux-guerres qui apparaît, la philosophie analytique, le cercle de Bloomsbury. Donc un film en noir et en couleurs, mais dont le noir fonctionne à la fois comme fond, permettant aux éléments éclairés de mieux se découper, d’acquérir une netteté supérieure, et comme univers ; un noir qui sert la lumière, la précise et simultanément la menace, conférant au film une cohérence plastique, une harmonie sombre et mélancolique. Ça laisse une impression de changement dans la continuité, un peu comme les images de rêves, et donne à voir, in fine, la courbe d’une vie. Wittgenstein est un beau film, dépouillé, consciencieux. Un film finalement classique, parce que le seul principe en est l’économie, et parce que de l’écriture aux acteurs, tout y est réussi. C’est un film complètement déprimé qui parle d’un type qui avait pas mal de problèmes avec sa pensée, son statut de professeur, son corps et son éthique, et qui parfois craignait de ne pas être « un être humain décent », la seule chose qu’il estimât vraiment.
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