La filmographie de William Klein mêle fictions et documentaires, couleur et noir et blanc, caméra à l’épaule et stylisation extrême. Mais il creuse toujours le même sillon sarcastique, dénonçant les manipulations médiatiques, le racisme ambiant et le capitalisme ultralibéral. Une rétrospective rend hommage à ce cinéaste moderne.
William Klein photographe fait de l’ombre à William Klein cinéaste. Sans parler des William Klein graphiste ou peintre, qui tirent sans cesse la couverture à eux. C’est embêtant car le cinéaste est très bon et injustement méconnu. Une rétrospective de ses principaux films va permettre de (re)découvrir un visionnaire et un humoriste, un moraliste et un esthète, un cinéaste politique et un citoyen.
Né en 1928 à New York, gamin précoce, adolescent cinéphile, Bill débarque en 1948 à Paris, où il se lie d’amitié avec Chris Marker et Alain Resnais puis épouse Jeanne, qui travaille toujours avec lui aujourd’hui. D’abord peintre, il se fait connaître grâce à son mythique album de photos New York en 1956. Il devient alors photographe de mode pour Vogue et tourne une série de reportages pour l’émission Cinq colonnes à la une. Il réalise alors son premier film, le magnifique court métrage Broadway by light. Mais c’est en 1965 qu’il s’impose comme cinéaste avec Qui êtes-vous Polly Maggoo ?, splendeur plastique et impitoyable satire des manipulations médiatiques. Ses films suivants auront toujours un sévère cahier des charges politique tant les fictions que les documentaires. Créateur protéiforme, William Klein possède également un art très perfectionné de la digression. Dans l’entretien qui suit, ce grand oiseau qui n’a pas sa langue dans sa poche passe de Mohammed Ali à La Vérité si je mens, de Delphine Seyrig à la censure du ministère de l’Intérieur dans les années 60, de Topor à la guerre du Vietnam, de la boxe à son dernier tournage en cours sur la misère de cette fin de siècle.
William Klein Quand j’avais 6-7 ans, on me faisait garder par des cousines qui m’emmenaient aussi bien voir des comédies avec Judy Garland et Mickey Rooney que des thrillers avec James Cagney. A cette époque, pour moi, le cinéma, c’était les doubles séances du dimanche après-midi. Je passais la matinée du dimanche à chercher des bouteilles vides que j’apportais à l’épicier pour me payer le ticket. Et puis j’ai sauté pas mal de classes et j’ai fini par atterrir dans un lycée expérimental peut-être le seul lycée des Etats-Unis où la principale activité était la politique. Nous étions trois petits Juifs un peu surdoués, que la guerre permanente entre les staliniens et les trotskistes faisait chier un maximum. Heureusement, c’était une école expérimentale : on n’avait pas tellement besoin d’y aller, pourvu qu’on réussisse aux examens. Alors, avec mes deux potes, on allait au moins trois jours par semaine au musée d’Art moderne. C’est comme ça que j’ai vu les premiers Von Stroheim et Fritz Lang, sans sous-titres, à 13 ans. Je nous revois à la sortie de Die Niebelungen : on n’avait compris que dalle ! On voyait aussi beaucoup de films français là, on a vraiment commencé à planer. J’étais obnubilé par le cinéma européen et je ne prenais pas le cinéma américain au sérieux… J’avais le même rapport à ce cinéma qu’aux bandes dessinées. Vous connaissez cette blague : pourquoi les Américains détestent-ils tous leurs mères ? Parce que quand ils sont allés à l’armée, elles ont jeté leurs collections de bandes dessinées… J’achetais les comics comme tous les gosses mais je suis tombé des nues quand, à Paris, Alain Resnais m’a dressé des listes de comics à lui rapporter de New York. Je ne pouvais pas imaginer que ça ait une valeur culturelle. J’ai été très surpris de me rendre compte en arrivant à Paris qu’on prenait très au sérieux des gens comme Raoul Walsh dont je connaissais à peine le nom. Moi, j’adorais Fred Astaire et surtout les films des Marx Brothers : je pouvais en voir quatre ou cinq à la suite. Je connaissais les dialogues par coeur. Je me souviens d’une fête juive où il fallait rentrer avant la nuit pour le dîner. Or, après l’école, j’étais allé voir un double programme des frères Marx qui durait quatre heures. Mon père est venu me chercher dans le cinéma en hurlant « Bill, Bill, tu rentres tout de suite à la maison ! » La honte !
Votre famille n’était pas cinéphile ?
Du tout, mais elle était paradoxalement très impliquée dans le cinéma. Les fourreurs avaient de longues boutiques étroites : idéales pour y organiser les projections. Or, ma grand-mère avait un frère fourreur : il est devenu l’un des fondateurs de la Twentieth Century Fox. Surtout, du côté hongrois de la famille, ils étaient tous avocats et l’un de mes oncles était le principal avocat de la Paramount. Son cabinet a même fini par diriger United Artists à la fin des années 40, au moment où je suis allé en Europe pour la première fois. Quand je suis revenu, il m’a invité, intrigué que je sois peintre à Paris, marié à une si belle femme française. De mon côté, je me disais « Il est dans le cinéma, on va avoir des choses à se dire ! » Et j’ai découvert qu’il ne prenait même pas le temps de voir les films… Quand j’étais gosse, après l’école, je travaillais comme coursier dans le cabinet d’avocats. Je pense que j’ai été le coursier le plus lent de l’histoire : je m’arrêtais pendant des heures dans les librairies pour étudier les passages de cul dans les best-sellers. Mais dans ces bureaux, je croisais des vedettes de cinéma. Je me souviens d’un de mes cousins m’annonçant triomphalement « Je viens de pisser sur la pisse de Gary Cooper ! » En voyant ces gros types avec des cigares qui ne connaissaient rien au cinéma mais signaient des contrats à tour de bras, je me demandais bien qui pouvait réaliser les films c’était très mystérieux.
Quand vous êtes-vous imaginé cinéaste pour la première fois ?
J’avais rassemblé les photos du futur livre New York, qu’aucun éditeur américain ne voulait publier, trouvant que je montrais un New York de merde ce à quoi je répondais à chaque fois « Mais New York, c’est la merde ! » En arrivant à Paris, je suis allé me présenter au Seuil, où je suis tombé sur Chris Marker, qui a tout de suite voulu éditer le bouquin. Chris est le premier réalisateur que j’ai rencontré. Il m’a présenté Alain Resnais. Tous les deux étaient fous de l’Amérique : ils déliraient sur mes photos. Je me sentais si proche d’eux que je me suis dit « S’ils font des films, pourquoi pas moi ? »
Vous n’y aviez jamais pensé avant ?
Depuis l’âge de 10 ans, je me disais « Je serai peintre. » Comme je suis assez timide, je pensais que la vie de Cézanne serait l’idéal : méprisé par ses copains, retiré avec une femme à la campagne… J’imaginais venir à Paris suivre les traces de la lost generation Fitzgerald, Hemingway, Ezra Pound… avant de partir peindre à la campagne. Ni la photographie ni le cinéma ne me traversaient l’esprit à l’époque. Mais après la guerre, quand je suis arrivé à Paris, c’était un désert pour la peinture à part Fernand Léger, avec qui j’ai un peu travaillé. Mes amis et moi, on s’est alors tournés vers le Bauhaus et les constructivistes russes. On aimait bien l’idée que les gens du Bauhaus fassent du design, de la typographie, de la peinture, de la photo. Cette notion de multidisciplinarité, c’était ça être moderne à l’époque. La peinture ne suffisait pas : il fallait tout faire. Il y a donc eu la photo, d’abord abstraite. Puis, à mon retour de New York, une sorte de journal photographique. Et ensuite, j’ai fait mon premier film, Broadway by light.
Comment avez-vous eu l’idée de ce film court sur les enseignes lumineuses des théâtres de Broadway ?
Beaucoup de gens trouvaient le livre New York tellement noir que j’ai eu envie de faire un film qui dirait la même chose bourrage de crâne et agression mais qui soit beau et pop tout en montrant l’absurdité, le côté menaçant, voire le lavage de cerveau à l’américaine. Une chose très belle peut être aussi inquiétante qu’une chose très noire. Broadway offrait ce paradoxe surtout ses enseignes, qui étaient de véritables ready-made à la Duchamp. Quand j’ai montré les rushes à Marker et Resnais, ils ont marché et m’ont présenté à Anatole Dauman, grâce à qui j’ai obtenu une carte de travail. Mais Broadway by light intéressait aussi des New-Yorkais comme mes amis peintres pop Ellsworth Kelly et Jack Youngermann. Tous les touristes débarquant à New York allaient photographier Times Square : Kelly et Youngermann ont apprécié que je détourne ce cliché. C’est la même démarche que Jasper Johns avec le drapeau américain ou Warhol avec les boîtes de conserve.
Kelly et Youngermann étaient à Paris avec vous, mais ils sont repartis à New York. Pourquoi êtes-vous resté ?
Ils sont repartis parce qu’ils avaient l’impression de ne pas exister hors du circuit des galeries new-yorkaises. Pour ma part, j’avais toujours rêvé d’habiter à Paris, mais sans doute étais-je plus politisé qu’eux : je ne supportais pas l’Amérique des années 50. Enfin, une autre très bonne raison, c’est que je voulais fuir ma famille. Je faisais l’artiste à Paris, j’avais épousé une Française qui n’était même pas juive… Je n’avais plus grand-chose à voir avec mes parents très pratiquants. Ils voulaient que j’entre dans le cabinet d’avocats de mes illustres oncles. Pas question. D’autant plus que ces illustres oncles n’ont jamais accepté de sortir Broadway by light en avant-programme d’un long métrage. A Paris, ça n’a pas empêché des gens de le voir, en particulier Louis Malle. Un jour que je travaillais sur l’adaptation de Zazie dans le métro, il m’appelle et me dit « Ça te dirait de coréaliser le film avec moi ? » Je lui réponds « Ça veut dire quoi, coréaliser ? » « Ça ne veut rien dire, mais je suis connu et toi pas : on dira que c’est un film de Louis Malle. » L’équipe était très bien : Rappeneau était scénariste, Cavalier assistant, et j’assurais la conception visuelle. Il fallait traduire l’ambiance Queneau en image. J’ai fait un scénario visuel parallèlement au scénario de Rappeneau. Je n’aime pas trop le film, mais il ne ressemble pas aux autres de Louis Malle : il y a un sens du grotesque, des couleurs primaires presque pop.
Vous avez aussi rencontré Fellini.
Oui, j’étais un fan de Fellini. Quand il est venu à Paris en 1956 pour la sortie des Vitelloni, je suis allé lui offrir mon livre sur New York. Il m’a dit « Je l’ai déjà. Pourquoi ne viendrais-tu pas comme assistant sur mon prochain film ? » A l’époque, je ne savais même pas ce que faisait un assistant. Il me répond « Oh, c’est très simple : si je tombe malade, c’est toi qui tournes. » J’ai dit OK et me suis retrouvé à Rome. J’ai commencé par prendre des photos du casting de putes pour Les Nuits de Cabiria. Mais le tournage a été retardé. Je me suis dit « Tu as fait un livre sur New York, tu vas en faire un sur Rome. » J’ai pris mes photos, puis je suis rentré à Paris.
Comment est née l’idée de votre premier long métrage, Qui êtes-vous Polly Maggoo ?
Cinq colonnes à la une m’avait commandé un film sur la mode. A l’époque, les reportages n’étaient que de la radio filmée : une caméra fixe, point. Or, mon tournage était très mobile, la caméra à la main, etc. C’était la première fois : ils ont aimé et en ont voulu d’autres. En particulier au moment du référendum de De Gaulle (en 62), ils m’ont commandé un grand reportage sur ce que pensaient les Français de l’élection du Président au suffrage universel. Je suis allé tourner en province où les interviewés ont tous chié sur les hommes politiques. C’est là que j’ai découvert la méfiance absolue des Français envers leurs élus. Or, à l’époque, les gens du ministère de l’Intérieur et des Affaires étrangères visionnaient les reportages et se sont évidemment opposés à la diffusion. Lazareff, Desgraupes et Dumayet, les caïds de l’époque, n’ont même pas essayé de se battre. C’est de cette inconstance des dirigeants de la télé qu’est né Polly Maggoo.
Il y a toujours des castings incroyables dans vos films, en particulier des acteurs d’essence comique : ainsi Alice Sapritch dans Polly Maggoo ou Zouc dans Le Couple témoin.
Quand j’ai engagé Sapritch pour faire la reine mère, elle était une tragédienne très sérieuse, la Vipère au poing d’André Bazin. Mais pour moi, elle était le summum du ridicule et d’ailleurs, elle n’a rien compris : elle a joué tout le texte au premier degré. J’étais obligé de me cacher dans l’escalier pour qu’elle ne me voie pas rigoler. Zouc, c’est autre chose : elle était vraiment grandiose, elle comprenait tout. Malheureusement, elle est en hôpital psychiatrique aujourd’hui.
Topor tient un rôle important dans Polly Maggoo.
C’est presque l’âme du film ! Ah, Topor… c’était l’un de mes meilleurs amis. Pour moi, c’est peut-être le seul génie que j’aie connu. Il pouvait prendre son crayon, et ça sortait ! Tout ce qu’il faisait était bien. Arrabal a dit de lui « C’est le seul type que je connais qui n’a jamais dit une connerie. » Et je crois que c’est vrai. Je l’avais rencontré à un dîner et il riait tout le temps. Je lui ai dit « Tu n’auras pas besoin de jouer : tu n’auras qu’à rire comme maintenant.« Mais ce n’était pas un bon acteur : peut-être le seul talent qu’il n’avait pas.
Delphine Seyrig aussi est très drôle dans le film.
Delphine, c’était comme ma soeur. Nous avions tous les deux 20 ans quand nous nous sommes rencontrés. Elle était mariée à Jack Youngermann, le peintre dont je vous ai parlé. Nos deux couples s’entendaient très bien. L’idée qu’on a d’elle est complètement fausse en sortant du cinéma, elle pouvait s’enfiler trois Burger King d’affilée. On n’était jamais d’accord sur rien et on passait notre temps à se chamailler. Elle était la fille la plus rigolote qui soit. C’est par mon intermédiaire qu’elle a rencontré Alain Resnais. Après Marienbad, elle a eu une image d’actrice intello qui ne correspondait pas du tout à ce qu’elle était dans la vie. Elle aurait fait merveille dans des comédies. Avec Mister Freedom, j’ai sans doute été l’un des seuls à la distribuer dans un rôle léger.
Visuellement, Polly Maggoo était très novateur pour l’époque.
Oui, il y a un certain éclairage que j’avais développé pour mes photos de mode. On faisait une lumière de jour avec des bandes de lampes reflétées au plafond contre du blanc ou du papier argent. Ça créait une ambiance lumineuse qui nous permettait de tourner dans toutes les directions. Le cinéma de la Nouvelle Vague était très littéraire. Aujourd’hui, il y a tous les Beineix, Besson, Carax, mais à l’époque, on ne faisait pas un cinéma très visuel sauf peut-être Godard ou Truffaut.
Vous ne côtoyiez pas les cinéastes de la Nouvelle Vague ?
Il y avait les cinéastes rive droite, regroupés autour des Cahiers sur les Champs-Elysées. Moi, j’étais plutôt rive gauche avec Resnais, Marker, Agnès Varda et Demy. J’étais américain et je faisais en France un cinéma narquois, satirique et visuel : on me voyait comme un intrus.
Est-ce que ce statut isolé vous a pesé ?
Non, ma formation c’est la peinture et un peintre travaille seul : je m’y étais préparé. J’ai toujours fait ce que je voulais faire. C’est vrai que le cinéma est un travail d’équipe, mais j’ai toujours travaillé avec des équipes adorables, qui faisaient tout ce que je leur demandais. Pour le reste, je ne me définis pas comme cinéaste 24 heures sur 24. Je pense au cinéma au moment où je tourne un film, alors qu’un cinéaste avec un grand C doit penser cinéma du matin au soir. Je préfère passer d’un truc à l’autre, j’aime me sentir libre.
Après Polly Maggoo, vous participez au film collectif Loin du Vietnam.
Personnellement, j’étais fou de rage de l’intervention américaine au Vietnam. Comme je vous l’ai dit, pendant mes études, je n’étais pas politisé. Ce qui me préoccupait, c’était de savoir si Gauguin avait eu raison de quitter sa famille pour faire de la peinture. C’est seulement à partir de la guerre d’Algérie que j’ai commencé à m’intéresser à la politique. Chris Marker cherchait comment faire venir le public à un film militant sur la guerre du Vietnam. Il a eu l’idée de demander à des cinéastes qu’il connaissait comme Godard, Resnais, Joris Ivens, Agnès Varda ou moi d’y travailler, pensant que leurs publics s’additionneraient. En réalité, ils se sont plutôt soustraits ! C’est en constatant ce peu d’intérêt du public pour le documentaire que j’ai eu l’idée de Mister Freedom : une fiction agit-prop de grand spectacle, un film-cirque où je mettrais dans la bouche des personnages les discours de Kennedy, Nixon, ou Johnson. Je voulais que les spectateurs les reconnaissent et comprennent à quel point ce qu’on leur raconte est grotesque. Si des Noirs applaudissent Tarzan lorsqu’il se bat contre des sauvages, vous avez envie de leur expliquer ce qui se passe. Là, c’est pareil. Que défendent Superman ou James Bond ? Le libéralisme. Quand Mister Freedom, l’agent du monde libre, rejoint son bureau au dernier étage d’une tour, il prend un ascenseur où les autres boutons correspondent à toutes les grandes multinationales. Un critique a parlé d’Ubu à propos du film : ce n’est pas faux. Et ça continue d’ailleurs : pour sortir du Monicagate, Clinton veut bombarder l’Irak.
Peut-on dire que vous êtes un cinéaste militant ?
On en a un peu marre de ce mot ! J’ai fait du cinéma engagé oui, mais jamais je n’ai levé le poing dans une manif, jamais je n’ai adhéré à un parti politique. Je suis totalement anarchiste. Je veux garder mon indépendance. Mister Freedom a fâché beaucoup de monde : les libéraux comme les communistes. On l’a sorti après Mai 68 : les maos étaient furieux que je me moque du régime chinois !
Parmi les acteurs du film, on remarque Serge Gainsbourg et Yves Montand.
J’avais un autre projet de cinéma avec Gainsbourg : Le Retour du pétomane. Un personnage ridicule de vieux garçon pétomane déniché dans une brasserie pourrie de province et qui deviendrait la conscience de la France. Un peu comme Yves Montand. Serge était enthousiaste, et puis il est mort. Quant à Montand, il a eu la gentillesse de jouer le rôle de Capitaine Formidable : une panouille de deux jours.
Pour finir avec les fictions, vous tournez en 1976 Le Couple témoin, encore une satire du monde contemporain.
Il s’agissait au départ d’un projet très ambitieux sur les villes nouvelles cette invention mégalo de De Gaulle. Mais on n’a pas eu assez d’argent pour le faire, alors je me suis concentré sur le couple témoin.
En dehors de l’impact public de vos films, est-ce que vous aviez le sentiment de bouleverser le ronron cinématographique ?
Non, mes films ont toujours été trop marginaux. Une carrière commerciale aurait pu s’ouvrir à moi après Polly Maggoo : j’avais un gros agent, Gérard Lebovici, on m’envoyait beaucoup de scénarios… Mais je suis reparti délibérément dans le documentaire en allant filmer le festival panafricain ! Je ne vois pas l’intérêt de tourner un polar bien ficelé. Si on fait un film, il faut que ce soit une expérience nouvelle. C’est difficile de mesurer l’impact de son travail. Ce qui est sûr, c’est que je tournais depuis la France des films que les Américains auraient dû faire comme Mohammed Ali the greatest.
Comment est né ce documentaire ? De votre goût pour la boxe ?
Je suis américain, donc branché sur le sport. J’ai fait de la boxe moi-même à l’armée. Si on boxait le vendredi soir, on pouvait avoir le week-end libre. Entre nous, tous les matchs étaient truqués : personne ne voulait se faire casser la gueule ! Mais Mohammed Ali n’est pas un film sur la boxe. Je suis allé le filmer quand personne ne voulait entendre parler de lui. J’ai adoré ce mec. Si j’étais resté aux Etats-Unis, on aurait pu devenir amis. Il m’appelait England parce qu’il savait que je vivais en Europe. Pendant longtemps, pour les humilier, les Blancs n’appelaient pas les Noirs par leur nom. Ils disaient juste « Hé boy ! » Après, les Noirs ont fait la même chose avec les Blancs : ainsi Ali faisait semblant de ne pas connaître les noms des journalistes qui le suivaient pendant des mois ! Il m’aimait bien parce que manifestement, j’étais dans son camp. Ça m’a fait un peu rire quand When we were kings est sorti l’année dernière, que tout le monde s’exclame à quel point Mohammed Ali y est charismatique. Comme si c’était une révélation ! Il a fallu attendre qu’il soit hors d’état de nuire avec sa maladie de Parkinson pour qu’on le couvre d’honneurs. Dans le film, Finlay Campbell dit « En Amérique, il suffit que vous demandiez pardon pour qu’on vous pardonne. » Ali, lui, a refusé d’aller se battre au Vietnam et n’a jamais demandé pardon.
Vous avez filmé deux autres figures noires : Eldridge Cleaver des Black Panthers et Little Richard.
C’est la mauvaise conscience du Juif new-yorkais de gauche à propos des Noirs. Et puis aussi la fascination pour ces Noirs. On leur a tellement piqué de trucs jusqu’au rap, qui provient d’une tradition noire de joute verbale. Ali était d’ailleurs le rapper numéro un. Quand Louis Armstrong chante, ce sont les paroles des chansons les plus banales, mais il y met une ironie qu’il n’y avait pas dans les textes. Les Noirs ont toujours eu un regard extérieur sur la culture américaine. Au fond, la langue américaine la plus riche, c’est la langue revue et corrigée par les Noirs. Les Blancs sont toujours apeurés et fascinés par les Noirs. Grâce à ces films, j’ai pu m’approcher d’eux, apprendre à mieux les comprendre. Dans le documentaire sur Eldridge Cleaver, il y a une partie sur le langage où il explique : « Quand je parle aux mecs de la rue, il faut que je parle leur langage. Si je leur dis « Motherfucker », ça a un sens politique. J’ai le droit de leur dire « Fuck Ronald Reagan » : ça, ils le comprennent. »
En Mai 68, vous interrompez le montage de Mister Freedom pour filmer les événements.
J’habitais dans le Quartier latin, mais les états généraux du cinéma se tenaient à Meudon. On allait là-bas pour décider quel serait le cinéma d’après la révolution. Il y avait des commissions chargées de définir ce que seraient la production et la distribution révolutionnaires. Au bout de deux jours, j’ai réalisé que je quittais le Quartier latin où tout se passait pour des commissions surréalistes. Par hasard, des étudiants de la Sorbonne sont venus me proposer de filmer dans leur fac. J’avais filmé les premières manifs des 4, 5 et 6 mai parce que j’avais besoin de scènes de foule pour Mister Freedom. J’ai récupéré l’équipe qui était dans les parages et on a continué à filmer pour ce qui était alors le projet d’un film de synthèse. Le problème, c’est que les anars, les maos, les trotskistes avaient tous filmé des images chacun de leur côté. Or, après mai, la belle solidarité s’est évaporée : il n’y avait donc plus de synthèse possible. Pour ma part, j’avais essayé d’être objectif, de filmer ce qui se passait devant mes yeux. Ça a donné Grands soirs et petits matins.
En 1981, vous tournez The French, un documentaire de commande sur Roland-Garros.
J’ai dit OK à condition d’avoir carte blanche pour filmer les vestiaires. J’avais même une équipe féminine pour les vestiaires des femmes. On a eu une liberté totale et inédite. J’ai fait un autre film sur le sport, Ralentis, où j’ai filmé les meilleurs sportifs français en studio avec d’énormes ralentis grâce à une caméra prêtée par la Nasa.
Vous êtes très critique dans vos films sur le marketing, la société du spectacle mais, paradoxalement, vous avez accepté de tourner beaucoup de publicités.
On a fait Le Couple témoin avec un distributeur qui est parti avec la caisse. Il y avait des millions de dettes. C’est vrai que j’ai fait beaucoup de pubs pendant quelques années pour les rembourser. C’est pareil avec les photos de mode : je n’en aurais jamais fait si je n’avais pas eu besoin de gagner ma vie.
Vous avez traité de sujets politiques ou sociologiques, mais jamais religieux.
Le film que je suis en train de tourner s’appelle Le Messie : il y est question de l’aliénation de la religion. Le point de départ est Le Messie de Haendel. J’ai toujours voulu illustrer ces paroles magnifiques, en faire l’oratorio de la fin du siècle. Dans le tournage en studio, il était chanté par des grands solistes, mais on va aussi filmer un choeur zoulou en Afrique du Sud, le choeur de la police de New York, un choeur en prison, etc. Tout ça va être mélangé : le grandiose et le dérisoire, la folie et la beauté, l’espoir et le désespoir. La gageure, c’est qu’il n’y a ni paroles ni sons, seulement la musique.
Au moment où nous parlons, les chômeurs défilent dans la rue : vous n’avez pas envie d’aller les filmer ?
J’y suis allé hier : ça fera partie du Messie. Il y a une énorme marée de femmes qui scandent avec un culot et une énergie incroyables les slogans des manifestants. Je vois d’ici l’effet que ces images vont créer avec la musique de Haendel.
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