[Mise à jour du 8/08/23 : Légende du cinéma des années 1970, le mythique réalisateur américain est décédé le 7 août à l’âge de 87 ans. Nous avions eu l’honneur, plusieurs fois, de le rencontrer. Voici un de nos entretiens avec le grand William Friedkin. ]
Cinéaste fasciné par le Mal sous toutes ses formes, légèrement sous-estimé en France alors qu’il est l’auteur de classiques aussi tordus que L’Exorciste, Cruising ou Police fédérale Los Angeles, William Friedkin croit au diable. Rencontre avec un personnage aussi passionnant qu’inquiétant même si son dernier film, “Jade”, ne restera pas comme son plus inoubliable
Qu’est-ce qui vous a intéressé dans Jade ?
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William Friedkin – L’idée de deux hommes amoureux d’une même femme : l’un devient son procureur, l’autre son avocat. Le fait que le criminel et le flic se ressemblent m’intéresse beaucoup, l’ambiguïté des deux côtés. Le système politique américain n’est pas mû par un idéal de justice, mais par l’argent et l’arrivisme. On se fout du bien-être des citoyens et un homme politique peut s’en sortir après un meurtre.
Comment vous êtes-vous entendu avec Joe Eszterhas, le scénariste de Basic instinct ?
Bien, même si Joe a un problème : il n’arrive pas à comprendre que l’on puisse toucher à l’un de ses scripts. Or, un script est forcément récrit. Toute l’histoire d’Hollywood se comprend de cette manière. Un film n’est pas un roman où un seul individu s’investit dans une œuvre, c’est un travail collectif : le scénariste est un élément important, mais il ne fait qu’apporter sa pierre à l’édifice. Mes collaborateurs doivent se plier à ma vision. Je ne pourrais pas travailler avec quelqu’un qui aurait une vision différente de la mienne. Certains comédiens sont pourtant ainsi. John Frankenheimer m’a raconté que Marlon Brando, un matin, s’était amené déguisé en femme sur le plateau de L’Ile du docteur Moreau qu’ils tournent actuellement : c’est comme ça qu’il voyait le personnage ! C’est un caprice et le metteur en scène doit ensuite perdre du temps à le convaincre qu’il ne s’agit pas d’une bonne idée. Avec Brando, c’est plutôt difficile parce que c’est un homme qui déteste le métier d’acteur : il ne trouve pas ça noble et n’éprouve aucune estime pour lui-même. C’est inacceptable pour moi. Sur un film, le metteur en scène est le maître d’ uvre. Improviser, c’est peut-être bien pour certains, mais pas pour moi. Lorsqu’un chef d’orchestre dirige une symphonie, il donne son interprétation de la partition originale du compositeur. Très peu de musiciens interprètent Bach tel qu’il était joué à l’époque le tempo, le rythme, tout est différent. J’ai vu Stravinski diriger son propre travail à Chicago : ça n’avait rien à voir avec les enregistrements que je connaissais. Si vous écoutez dix versions du même concerto, vous entendrez dix partitions différentes. Si le même script est mis en scène par dix metteurs en scène, vous aurez dix films différents.
Est-ce vous qui avez eu l’idée de la première scène du film, avec ce plan sur le masque pendant que le type se fait étriper ?
Oui. Joe avait écrit une scène très graphique avec une hache allant dans tous les sens, un type en train de hurler et du sang partout. L’idée est que l’homme qui collectionne ce masque est détruit par sa propre collection. Tous les personnages du film portent un masque, aucun ne se montre sous son vrai jour je pense que c’est vrai de tout le monde. Nous revêtons tous des masques, sans avoir la chance de connaître vraiment ceux que nous côtoyons. On ne se connaît pas soi-même. En fait non : on se connaît désormais très bien, d’où ce besoin de se dissimuler derrière un masque. C’est le sujet de toutes les pièces de Pinter. Il écrit sur des gens qui ont du mal à communiquer entre eux. Pas par manque de communication, mais au contraire par surcroît de communication. On devine si bien ce que l’autre va dire que le dialogue s’en trouve altéré.
Le thème du masque était déjà au centre de Cruising, où Al Pacino était un flic qui s’infiltrait dans le milieu des boîtes homo SM.
Ce mode de vie gay ressemblait tout à fait à un masque. Les gens qui adoptaient ce style macho avec des casquettes, des masques de cuir, des combinaisons cloutées et des bottes de motard étaient pendant la journée avocats, financiers, journalistes. Des gens comme vous et moi. Mais le soir, ils devenaient Batman.
Comment expliquez-vous la polémique qui a entouré le film lors de sa sortie ?
Cruising vient de ressortir dans quelques salles aux États-Unis. Il a été accueilli avec enthousiasme à San Francisco, où la communauté gay est très importante. La presse locale a crié au génie les mêmes journalistes qui avaient descendu le film à sa sortie. À l’époque, la communauté gay avait protesté contre le film, considérant qu’il faisait un amalgame entre les homos SM cuir et tous les autres. Aujourd’hui, ils considèrent le film comme l’empreinte exacte d’un certain mode de vie à une époque donnée. Ils m’avaient accusé de mentir. Je comprends pourquoi : la communauté gay essayait de s’intégrer dans l’American way of life et Cruising montrait un aspect brutal, marginal, dérangeant, du mode de vie gay. Un tel film ruinait tous leurs efforts.
Avez-vous eu du mal à convaincre Al Pacino de jouer un flic se faisant passer pour un homo cuir ?
Aucun : il adorait le rôle, encore que je ne sois pas vraiment persuadé qu’il ait compris de quoi il s’agissait. À vrai dire, il était fasciné, mais il ne s’attendait pas à voir un tel battage autour du film. Il en a été choqué. Pas moi. Je voyais la communauté gay devenir de plus en plus puissante, sûre d’elle, soucieuse désormais de son image. Aujourd’hui, je regarde Cruising comme une aberration. Comment a-t-on pu monter un film pareil, avec des stars et un gros budget sur un tel sujet ? Au final, Cruising a fait plus de mal que de bien à la carrière de Pacino.
Quel genre de recherches avez-vous effectuées avant de tourner Cruising ?
J’ai traîné dans beaucoup de boîtes SM avec des amis homo. Un de mes amis policiers, Randy Jurgensen, avait déjà dû enquêter dans des clubs homo à la suite d’une série de meurtres. Il s’y était infiltré, essayant d’être l’appât qui arriverait à ferrer le meurtrier. Son travail m’a été très utile. Les clubs gays étaient, à l’époque, tenus par la Mafia et des anciens policiers. Un autre ami, Mort West, connaissait beaucoup de types de la Mafia il avait été flic pendant vingt ans et je lui ai demandé de me les présenter. Ils m’ont autorisé à aller dans leurs clubs avec Mort West. Il nous fallait pour cela revêtir un uniforme en cuir. Mort prenait toujours avec lui un flingue car, au même moment, un meurtrier sévissait dans ces boîtes où des types se faisaient trucider dans les cabines. Dans une des scènes de boîte, vous pouvez voir un couple homo : ce ne sont pas des acteurs professionnels mais des figurants, l’un était radiologue et l’autre son assistant. Ce dernier porte un bracelet de force en cuir noir dans le film. Il s’est avéré qu’il était, en réalité, le serial-killer gay responsable de la mort de tous ces types. Je ne me souviens plus de son nom, mais il est crédité au générique de Cruising. Parmi les gens qu’il avait assassinés se trouvait Addison Verrel, un journaliste très connu travaillant pour l’édition new-yorkaise de Variety. Il l’avait frappé à son domicile avec une poêle, puis découpé son corps en morceaux. Huit types sont morts ainsi. Il mettait les morceaux dans des sacs poubelles du centre médical de New York University. À force d’en ramasser dans l’East River, la police est arrivée à retrouver sa trace. Lorsque j’ai découvert l’affaire dans les journaux, j’ai demandé à son avocat la permission d’aller lui rendre visite. Il m’a confié que la police lui avait offert le marché suivant : elle devait résoudre une vingtaine de meurtres de ce type et lui n’en avouant que huit, elle lui a proposé de réduire sa peine de vingt ans à huit s’il voulait bien endosser la responsabilité de quelques meurtres supplémentaires.
Avez-vous cédé à des moments de découragement durant le tournage de Cruising, vous demandant si vous alliez arriver à tourner toutes ces scènes SM ?
Pas du tout. Rien ne me choque vraiment dans le comportement humain. Ma tâche serait assez comparable à celle d’un anthropologue. Il se produit des choses surprenantes et parfois effrayantes en ce bas-monde, mais elles existent. Tous mes films ressemblent à des documentaires.
Michael Mann vous avait proposé le rôle d’Hannibal Lecter dans Le Sixième Sens. Pourquoi l’avez-vous refusé ?
Je ne comprends pas pourquoi il m’a proposé une chose pareille : je n’ai rien à voir avec le docteur Lecter. Je n’étais même pas flatté par une telle offre. Maintenant, si Michael me refaisait la même offre aujourd’hui, je dirais oui. Je n’avais pas mesuré l’intensité qu’il allait donner au personnage. Son film est formidable, supérieur au Silence des agneaux.
L’Exorciste se caractérise par une approche du diable très froide, sans effet. Peut-on considérer votre film comme un documentaire sur le mal en action ?
J’ai tourné L’Exorciste comme un documentaire, en évitant les cadrages bizarres et les lumières baroques, afin de rester terre à terre. J’aime beaucoup Rosemary’s baby, mais l’histoire du film de Polanski n’est pas crédible. La mienne l’est. Malheureusement, L’Exorciste ne fout aujourd’hui même plus la frousse à mon fils de 12 ans. Il faut croire que le monde a changé depuis ce sont des choses plus superficielles comme Freddy et Halloween qui l’effraient. Comme il ne connaît rien à la religion, il est incapable de s’identifier à ce qui se passe. L’Exorciste s’inspire d’une histoire vraie : un gamin de 14 ans, à Silverspring, dans le Maryland, avait été possédé par le diable. Il s’agit d’un des trois cas de possession officiellement reconnus par l’Eglise catholique américaine au xxe siècle. J’ai parlé à la tante de ce garçon et c’est elle qui m’a convaincu de la véracité du cas. J’ai ensuite lu attentivement le journal tenu par le médecin et les infirmières en charge de ce gamin. Ces gens-là ne sont pas religieux et, pourtant, ils font état d’événements surnaturels échappant à l’entendement. Tout ce que vous voyez à l’écran est la reproduction fidèle de ces événements : le mobilier s’est vraiment mis à bouger, le gamin s’est bien élevé de deux mètres au-dessus de son lit, sa voix avait complètement changé, des signes sont apparus sur les murs, il s’est mis à parler un langage inconnu. Il a fallu l’exorciser pendant une semaine pour le sauver. Aujourd’hui, le gamin ne se souvient plus de rien. Ensuite, grâce à mes contacts avec l’ordre des Jésuites à Rome, on m’a envoyé la cassette audio d’un autre exorcisme, sur laquelle on pouvait entendre les cris rauques et stridents d’un gamin possédé. L’enregistrement était très mauvais, mais l’on pouvait discerner les prières en latin et les cris effroyables de ce gamin. J’ai inséré des extraits de cette cassette dans la bande-son de L’Exorciste.
Vous travaillez en ce moment sur une adaptation du journal intime de Jack l’Eventreur.
C’est une histoire formidable. Cette version est sans doute la meilleure, car elle s’inspire en grande partie de faits authentiques, connus de beaucoup. Il y avait cette femme américaine du nom de Florence Chandler. Elle avait 22 ans, était très belle, très intelligente, vivait en Virginie. Elle part un jour en bateau avec sa mère pour Liverpool et y rencontre un homme du nom de James Maybrick. Il a deux fois son âge, il est négociant de coton. Ils ont le coup de foudre l’un pour l’autre et décident de se marier sur le bateau. Ils s’installent dans une superbe demeure bourgeoise à Liverpool. Manifestement pas honorée par son mari beaucoup plus âgé, elle prend pour amant l’un de ses collègues de travail. De son côté, le mari ingurgite des doses de plus en plus fortes de strychnine et d’arsenic qu’on trouvait à l’époque dans n’importe quelle pharmacie pour pallier son impuissance. Il aperçoit un jour sa femme dans la rue avec l’un de ses collègues. Il les suit et les voit entrer dans un hôtel. Son journal intime commence à ce moment-là.
D’où sort ce journal intime ?
On l’a trouvé il y a deux ans et Maybrick y raconte comment et pourquoi il a tué toutes ces femmes. Ce journal intime a été authentifié par le British Museum et Scotland Yard. Maybrick était très jaloux de sa femme. Seulement, il avait deux enfants d’elle : pas question de la tuer et de risquer la prison. Il préférait aller à Londres et ramasser des prostituées. Maybrick en choisissait une, montait avec elle et l’assassinait. Après chacun de ses meurtres, il laissait des signes faisant allusion à sa femme. Il avait gravé ses initiales sur le corps d’une prostituée, les avait écrites sur le mur avec le sang d’une autre. Il existe des photos de ces meurtres, elles sont disponibles depuis un siècle. Au bout de cinq meurtres, Maybrick est mort d’une overdose d’arsenic. Ses plus jeunes frères ont appris par l’une des femmes de chambre que l’épouse trompait son mari depuis longtemps. Ils procédèrent à l’autopsie du corps de leur frère et y trouvèrent, bien sûr, des traces d’arsenic. Les femmes de chambre font aussitôt remarquer que Florence Chandler achetait elle aussi de l’arsenic. Mais c’était pour son maquillage. Florence s’est retrouvée accusée de ces meurtres. Elle demeure la seule Américaine jamais jugée pour meurtre dans une cour anglaise. Elle a été condamnée à perpétuité. Trois Présidents sont intervenus en sa faveur, sans succès. Elle a été libérée quinze ans plus tard puis est retournée aux Etats-Unis, où elle est morte en 1941. Elle n’a jamais pu revoir ses enfants. Elle vivait dans le Connecticut entourée de quarante chats. Les gens la surnommait “Catlady”.
Pourquoi le personnage de Jack l’Eventreur vous intéresse-t-il tant ?
Parce qu’il nous fait pénétrer les extrêmes du comportement humain. C’est un matériau de choix pour qui veut raconter des histoires dramatiques. Qu’est-ce qui se passe dans la tête de quelqu’un commettant des atrocités pareilles ? Je pense avoir désormais la réponse. Je crois aussi savoir comment ce type se conduisait avec les prostituées. Il les tuait bien sûr, mais que faisait-il avant ? Je crois qu’il leur parlait beaucoup, comme à une mère ou à une femme. Il établissait une relation de confiance, puis se mettait en colère comme s’il venait d’apprendre que sa femme le trompait. On s’est toujours demandé comment quelqu’un, à cette époque, pouvait tuer des femmes de manière aussi épouvantable il leur arrachait les tripes avant de les éparpiller dans la chambre et sortir dans la rue sans se faire remarquer alors qu’il devait être couvert de sang. J’ai beaucoup réfléchi à la question : il devait commettre ces meurtres nu. Les filles étaient d’abord étranglées puis découpées. Il se lavait ensuite de tout ce sang.
Dans Le Sang du châtiment, vous montrez le mal comme quelque chose de palpable, à l’image de la scène du scanner, où l’on peut voir le cerveau du serial killer agrandi dix fois.
Le mal est une maladie ! Ça n’a jamais été vraiment mesuré, mais c’est une réaction chimique, qui frappe au hasard certains individus. C’est malheureux pour eux, mais chez les grands criminels le mal est quelque chose d’inné. Il est désormais possible de voir, grâce à une solution chimique, les symptômes d’un cerveau torturé. Nous savons que les maladies mentales ne sont pas héréditaires et peuvent être guéries grâce à une pilule. Seulement, en l’état actuel des choses, les effets secondaires de ces médicaments sont néfastes (Friedkin se lève brusquement et enlève avec frénésie les trois miettes qui se trouvaient sur son pull). Vous voyez, j’ai le souci du détail, comme le docteur Lecter : pas étonnant que Michael Mann m’ait proposé le rôle.
Le serial killer du Sang du châtiment est un meurtrier que la justice déclare complètement responsable de ses actes. Dans le film, le personnage joué par Michael Biehn réclame la peine de mort contre lui. Quel est votre avis sur la question ?
À l’origine, j’étais contre la peine de mort. Puis, devant les crimes de certains criminels comme Jeffrey Dahmer, qui a tué plus de quinze personnes, je me suis posé des questions. Face à des actes d’une telle barbarie, quelle est l’alternative ? Aux États-Unis, il a été prouvé que l’incarcération d’un criminel ne le rendra pas meilleur à sa sortie. Dans ce cas, pourquoi dépenser des millions de dollars pour maintenir ce type d’individus en prison ? Est-ce plus humain ? Mon avis a beaucoup changé au fil des années, en fonction de ce que je pouvais voir ou entendre autour de moi. Ainsi, aujourd’hui, je dirais que je suis de nouveau plutôt opposé à la peine de mort.
Le problème du Mal, c’est qu’il ne s’agit pas d’une chose objective. Dans telle société, un individu sera jugé comme mauvais alors que dans telle autre on le tiendra pour bon.
Pas s’il s’agit d’un type qui tue des dizaines d’individus. Trouvez-moi la société qui tiendra le serial killer du Sang du châtiment pour un type recommandable. Un meurtrier qui s’introduit dans les maisons pour couper les individus en morceaux et boire leur sang ? Non, je ne le pense pas. Ce qui est sûr, c’est que les sociétés produisent ce genre d’individus. La société allemande des années 30 a donné naissance aux nazis qui étaient, à leur manière, de véritables serial killers. De même, aux Etats-Unis aujourd’hui, on voit des gens disjoncter devant nos yeux. J’ai longtemps pensé que la peine de mort était la seule alternative humaine à ce genre d’individus. Si Hitler avait pu être arrêté, je pense qu’il aurait fallu le juger et le détruire, comme on détruit quelque chose d’intolérable. La société américaine est en grande majorité favorable à la peine de mort. À New York, 70 % de la population a voté pour. Exécuter un Charles Manson ou un Jeffrey Dahmer me semblait plus humain que de les mettre en cage pour la vie, mais en vieillissant, j’ai reconsidéré cette question et je ne suis plus aussi sûr de moi.
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