Gus Van Zandt échappe aux pièges de son matériau mélodramatique pour réussir à faire entendre sa petite musique. Emouvant et nonchalant.
Will Hunting est une singulière expérience de spectateur. En effet, pendant plus de deux heures, il nous est donné d’assister à un spectacle poignant et plein de suspens : comment un grand cinéaste va-t-il s’échapper du mélodrame irrespirable dans lequel il s’est laissé enfermer à double tour ? Quelle méthode emploiera-t-il pour ne pas tomber du côté d’un quelconque Barry Levinson ? Le dernier film de Gus Van Sant a la saveur de ce défi, le risque délicieusement mortel du duel sur le pré fangeux du mainstream. Produit et même surproduit par Miramax, accumulant les pires handicaps (un synopsis effrayant de lourdeur, la présence de Robin Williams, le souvenir cauchemardesque des précédents films hollywoodiens sur le même sujet), Will Hunting sort grandi des épreuves traversées. Sur un matériau a priori si malcommode, Van Sant parvient non seulement à imprimer sa marque d’auteur exercice certes difficile mais un peu vain , mais aussi à s’en servir comme d’un révélateur des diverses plaies du néomélodrame américain figure de haute voltige fort peu pratiquée car très risquée. Comme son héros, le film commence par refuser la voie toute tracée de l’intégration pour inventer sa propre liberté.
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C’est d’abord une affaire de place. A l’image de tous les précédents héros masculins de Van Sant, le beau et génial Will Hunting (Matt Damon) devra opérer un double mouvement de sortie. Il lui faudra s’extraire de son milieu naturel (son quartier, sa bande de copains, son travail obscur) sans pour autant tomber dans les rets acérés de la société. Pour continuer à exister, il ne pourra jamais être dans quelque chose mais constamment entre plusieurs points d’ancrage momentanés. Ne surtout pas appartenir, à rien ni à personne, mais naviguer toujours. Le film n’est donc pas l’histoire convenue d’un itinéraire en forme d’ascension sociale mais un épuisement lent et ordonné de tous les possibles piégés. Jusqu’à ce que le film accouche enfin de l’image fondatrice de tout le cinéma de Van Sant : une voiture roule sur la route, une chanson l’accompagne. Et ce chromo romantique de se transformer en symbole d’une victoire commune, celle de Van Sant qui retombe intact sur ses pneus, celle de Will Hunting qui se donne au seul paysage, petit mousse qui entreprend sa première traversée solitaire du continent.
C’est ensuite une affaire de rythme. Dans Will Hunting, les scènes durent, musardent, se font attendre. Et finissent par arriver quand on ne les attendait plus. S’il n’est pas prêt à renoncer à la charge émotive que contient son script (il s’agit tout de même de séduire…), Van Sant n’est pas plus disposé à agencer un vaste matraquage sentimental. Il n’y a donc ni bons ni méchants d’un seul bloc, pas d’envolées sirupeuses non plus, et un minimum de pathos (seul le flash du père adoptif et tortionnaire montant l’escalier aurait mérité de finir à la poubelle). En revanche, il y a profusion d’une denrée devenue rare : des lieux. Filmée avec une douceur attentive, et même un brin de nonchalance, l’opposition spatiale entre South Boston et Harvard est esquissée plus qu’assenée. Tout comme le long monologue de Williams au bord du lac est filmé comme ce qu’il est un truc de psy, un alliage douteux de sincérité routinière et de théâtralité forcée , en un beau plan-séquence qui ne fait qu’accuser son artificialité plutôt qu’avec l’efficacité trop attendue du champ-contrechamp. Et quand ça marche trop bien, quand le film a tendance à se laisser glisser sur ses rails de sucre, comme dans la première scène de confrontation mathématique entre Will et le professeur Lambeau, Van Sant ajoute aussitôt un effet de mise à distance : l’assistant lève les yeux au ciel et soupire de mépris devant ce « maximum de cinéma ».
Bien sûr, on pourra toujours accuser Van Sant de roublardise, de vouloir à la fois le beurre du commerce, l’argent du beurre de l’Art et le cul de la crémière critique. Mais ce serait oublier la grâce des séquences sentimentales, la beauté peu banale de Minnie Driver et l’originalité pudique des scènes de lit, filmées au plus près de la peau et des fluides. Surtout, ce serait ignorer que la roublardise la sauvegarde malicieuse et métamorphique de ses intérêts vitaux est le sujet même de ce film. Qui pourrait être sous-titré De l’instinct de survie au sentiment de l’existence. Que Gus Van Sant soit parvenu à nous y faire entendre sa petite musique ne le rend que plus précieux.
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