La relation toxique entre un jeune batteur et son prof. Ambigu, cruel et intense.
Le Grand Prix accordé à Whiplash au dernier Festival de Sundance fut une surprise. Car voilà un film qui contraste avec l’ordinaire édifiant et lisse (à la Little Miss Sunshine, Precious ou Fruitvale Station) qui fait la réputation du festival fondé par Robert Redford : un très bon film mais pas sympathique du tout. Et c’est tant mieux quand il faut tendre, comme un fil barbelé, la relation toxique entre un jeune batteur de jazz et son professeur. Andrew, l’élève, aspire à être le meilleur. Il voudrait être le nouveau Buddy Rich. Fletcher, le maître, veut le pousser à l’excellence, à force d’humiliations, de coups de gueule, de manipulations psychologiques et de lancers de cymbale.
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Ecrit comme ça, on dirait la première partie de Full Metal Jacket (l’entraînement des marines), étirée sur plus d’une heure quarante. Avec de la batterie, donc de la musique dont on aurait enlevé la chair pour exposer les os cliquetants. Une séance SM musicale, Whiplash étant le titre du morceau sur lequel s’échine Andrew – signifiant aussi “coup de fouet”.
Un film de performance
Inspiré par son passé d’apprenti batteur (un peu moins sous pression), Damien Chazelle rend l’exercice profitable, quoique de façon vicieuse. Le jeune cinéaste fait un film sur la virtuosité, mais pas de premier de la classe. Les constants champs/contrechamps, entre un Andrew trimant et un Fletcher désapprobateur, jouent sur le ressassement, la fragmentation et l’épuisement d’un même mouvement, d’autant que le spectateur non averti n’entend pas les “erreurs”. On s’arrête. On reprend. Ad nauseam. “Tu cours ou tu te traînes ?”, demande Fletcher à Andrew. On est bien dans un film de sport, de performance, mais y tenir physiquement et mentalement le tempo en est absurde. Perfection et victoire sont ici éclats de shrapnels. Jetés au visage.
Qui gagne in fine ? Qui contrôle quoi ? C’est bien l’envers du rêve américain et Whiplash ferait un beau double programme avec Foxcatcher de Bennett Miller, tout aussi redoutable dans son démantèlement de l’idéologie de la “win”. Le film transforme le jazz de papa en jazz de parricide – maso mais arrogant, Andrew veut finalement autant tuer Fletcher que gagner son approbation. Il le réussit grâce à la façon dont son duo électrique, Miles Teller et J. K. Simmons, occupe l’espace comme sur un ring. Malgré la présence d’autres acteurs, ils ont l’air d’être seuls au monde, le film évacuant finement et rapidement toute présence féminine pour devenir encore plus cruel et ambigu (présenté cette année à la Quinzaine des réalisateurs, Whiplash s’est retrouvé sur la liste des prétendants à la Queer Palm).
Qui tire les ficelles ?
Teller l’élève (The Spectacular Now) confirme sa curieuse et intrigante présence dans le cinéma US, avec ses airs de Tom Hanks jeune, mais plus massif et déjà névrosé. Homme-enfant, il fait le mur face à J. K. Simmons le prof, qui n’avait jamais été aussi menaçant et charismatique depuis la série Oz. Sa façon d’arrêter les solos de batterie de Teller d’un mouvement de la main a quelque chose de las mais précis, comme s’il serrait les testicules de son partenaire dans son poing.
Le choc entre peaux humaines et peaux de batterie est résolument incarné mais dérive souvent vers le fantastique, l’invisible. La répétition et la fièvre saisissant Andrew/Teller culminent vers la transe, pour lui et le spectateur,
sous le regard méphistophélique de Fletcher/Simmons. Là encore, le montage semble tisser des liens de marionnettiste entre les personnages sans que l’on sache vraiment qui tire les ficelles. Ou peut-être s’agit-il d’exorcisme, avec Fletcher s’échinant à expurger le mal, au sens de médiocrité, chez Andrew. On y pense fort lorsqu’on découvre que Chazelle a coécrit le scénario du Dernier Exorcisme 2. Ou que William Friedkin est un fan de Whiplash. Le grand film musical de 2014 est donc aussi un film d’horreur.
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