Réconciliation entre bobos new-yorkais et Républicains bigots sous des auspices très cul. Woody Allen toujours en verve.
Tel le boulanger qui produit son pain quotidien, Woody Allen fait son film annuel à un rythme qui ne faiblit pas malgré un âge de plus en plus respectable. Comme Rohmer, Chabrol, Oliveira, Eastwood, ses cousins en longévité et en régularité de travail, Allen puise sans doute dans le stakhanovisme son équilibre existentiel, trouvant dans l’enchaînement de films le meilleur moyen de tenir à distance respectable les spectres de la vieillesse, de l’angoisse et de la mort. Mais ce qui est bon pour le cinéaste est-il bon pour le spectateur ? Globalement, oui.
Whatever Works est une comédie grinçante, avec Woody mais sans Woody dans le rôle principal. C’est-à-dire que le personnage, Boris Yellnikoff, ressemble un peu à Woody, aurait pu être joué par Woody, mais Woody a confié le rôle à son vieux complice Larry David (homme important de la télévision, créateur entre autres de Seinfeld), qui compose un Yellnikoff plus jeune, plus âpre, plus cynique, plus violemment misanthrope que n’aurait pu le faire Woody. Cet alter ego fantasmé du cinéaste est un physicien solitaire, désabusé, aquoiboniste, qui vit seul dans un studio crade, ayant abandonné toute idée de relation amoureuse ou sexuelle, et soûlant régulièrement ses amis avec des théories critiques sur tout et rien. Qu’est-ce qui va perturber cet enfermement névrotique ? L’arrivée de nouvelles personnes dans sa vie, évidemment.
Cette intrusion bienvenue prend d’abord la forme d’une jeune blonde ingénue débarquée de son Sud profond natal. D’abord réticent, Yellnikoff accepte d’héberger un temps cette oie blanche qui pourrait être sa fille et de lui enseigner quelques rudiments de culture et de savoir-vivre. Selon un bon vieux principe de retournement scénaristique, c’est en fait l’élève qui va apprendre la vie au vieux maître desséché… et plus puisque affinités.
Dans un principe de fusée à étages et selon un mode assez théâtral, les entrées de personnages nouveaux vont ensuite se succéder, la mère, puis le père de la jeune fille débarquant successivement du Texas. Woody organise en quelque sorte la rencontre entre son univers de New-Yorkais sophistiqué et le monde plus impitoyable et réac de Dallas.
Plus les personnages de milieux étrangers se rencontrent, plus ils s’aèrent et s’améliorent, et plus le film s’anime, prend de l’ampleur, monte en puissance comique. Voir une mémère bigote texane se transformer petit à petit en égérie de la scène artistique new-yorkaise est un spectacle réjouissant, de même que l’évolution d’un beauf reaganien découvrant son homosexualité à 50 ans tassés et l’acceptant avec volupté.
Whatever Works est un hymne au mélange – des générations, des sexes, des milieux sociaux. L’utopie dessinée par le film est que les ploucs conservateurs deviennent moins cons grâce à un contact prolongé avec New York, alors qu’un vieux New-Yorkais cynique et savant s’ouvre à nouveau et devient moins arrogant et moins imbu de lui-même ou de sa propre haine de soi en fréquentant des provinciaux. Chacun se soigne en fréquentant un autre très éloigné. Et ce récit de l’altérité radicale fuse plein pot (après un démarrage un peu laborieux), alignant les rebondissements et les répliques cinglantes à un rythme soutenu. A bientôt 75 ans, Woody peut encore donner des leçons de boulangerie à tout le monde.
Serge Kaganski