Le réalisateur américain Wes Anderson a façonné un univers unique. Ses six films, dont A bord du Darjeeling Limited, campent tous un monde de parents fantasques et d’enfants mal aimés, où la dépression est parée de tous les atours du glamour. La tribu de renards de Fantastic Mr. Fox s’insère à merveille dans ce tableau de famille.
Sa réputation de dandy du cinéma US se confirme quand Wes Anderson, qui vit la moitié du temps à Paris, nous reçoit dans ses bureaux proches de Montparnasse : costume en velours côtelé (sa signature) bleu assorti à ses yeux, pull crème, long manteau et écharpe beiges.
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Aucun détail ne semble avoir été laissé au hasard, comme dans ses films, de Bottle Rocket à Fantastic Mr. Fox qui sort aujourd’hui. Anderson est l’un des cinéastes du moment à avoir développé l’un des univers les plus esthétiquement cohérents : l’innocence et la poésie de l’enfance n’en finissent pas de s’étirer dans un univers enchanté ; la violence frôle toujours ses personnages mais la douleur est sans cesse neutralisée par ce sens du style et de l’absurde poussés à l’extrême.
Fantastic Mr. Fox, adapté d’un roman de Roald Dahl, s’impose comme la suite logique des contes d’Anderson : une version “maison de poupées” de La Famille Tenenbaum, où le Texan le plus francophile, cinéphile, n’en finit pas de travailler le thème de la famille et en livre ici une version plus apaisée, réconciliée.
ENTRETIEN >
Pourquoi avoir adapté Fantastic Mr. Fox de Roald Dahl ?
Wes Anderson – Ce livre, qui me hante depuis l’enfance, est devenu un projet de film il y a dix ans. Je rêvais de tourner un long métrage d’animation en image par image, mon style préféré dans le genre. Plus encore que les animations en pâte à modeler, j’adore celles qui laissent la part belle aux textures, aux tissus. L’histoire de Mr. Fox était idéale pour jouer sur les matières et j’avais envie de filmer de la fourrure. La magie de ce genre de réalisation, c’est qu’on voit très bien qu’il s’agit d’objets, de miniatures que l’on remue à la main. On pense aux animations tchèques des années 70 et aux productions Aardman, notamment Wallace & Gromit… J’ai été très influencé par les frères Quay, deux Américains eux-mêmes très marqués par les animations d’Europe de l’Est. Ils ont fait un film sur Jan Svankmajer, un artiste tchèque qui a signé une version incroyable d’Alice au pays des merveilles. Je suis aussi très fan des films Aardman, même si je me sens moins à l’aise avec de la pâte à modeler… Ils ont produit une série qui s’appelle Creature Comforts – des interviews et des documentaires mis en images. Nous avons procédé de la même façon sur Mr. Fox : à partir des voix. Plusieurs personnes impliquées sur mon film ont d’ailleurs travaillé sur Wallace & Gromit. Elles m’ont même mis en garde sur le fait que Wallace & Gromit utilisaient, comme Mr. Fox, un side-car, mais ce n’est pas bien grave.
A chaque nouveau film, vous semblez vous imposer de nouveaux défis technologiques – comme filmer à l’intérieur et à l’extérieur du train dans A bord du Darjeeling Limited. Avec l’animation, aviez-vous besoin de nouvelles contraintes à dépasser ?
L’idée d’A bord du Darjeeling Limited, c’était de vraiment partir à l’aventure tous ensemble. Je ne voulais pas d’un faux train dans un studio. Ça crée forcément des problèmes techniques qui renforcent cet esprit de groupe, d’aventure. Chaque film a imposé ses défis et, pour être honnête, ce n’est pas un choix (rires)… Sur Fantastic Mr. Fox, j’avais peur de m’ennuyer face à un processus si long, mais ça n’a jamais été fastidieux. Tant de gens travaillaient simultanément sur tant de scènes qu’il se passait constamment quelque chose.
Comment un maniaque du contrôle comme vous a-t-il pu travailler avec une équipe aussi vaste ?
La plupart des gens qui ont contribué au film possèdent une dextérité et une expertise que je n’ai pas. N’importe qui peut jouer dans un film – même si le résultat est affreux – mais peu de gens possèdent la compétence d’un animateur. Le fonctionnement de leur cerveau est un grand mystère ! Les gens qui ont construit le décor et les objets possèdent une telle érudition, une telle expérience que je ne pouvais rien rajouter. Mais croyez-moi, le contrôle, je parviens toujours à le conserver. Comme chaque membre du puzzle travaille très lentement, ça me donne le temps de cavaler de l’un à l’autre, de discuter des options, de donner mon avis à chaque étape. J’étais constamment disponible, j’ai dialogué sans répit : j’ai ainsi conservé la main, toujours, malgré des rumeurs idiotes sur mes absences. Je pense qu’au départ, certaines personnes de l’équipe ont eu du mal à comprendre mon fonctionnement et mon besoin de contrôle : d’où ces malentendus et cette amertume…
Pour vous imprégner de l’univers de Roald Dahl, vous avez passé du temps dans sa maison, Gipsy House. Qu’en avezvous appris ?
Je connais la veuve de Dahl depuis des années. Je pensais que ça serait marrant d’écrire le film sur place, sans me douter qu’il se nourrirait à ce point de cette expérience : le fait de parler à sa famille, d’éplucher ses manuscrits et de regarder la campagne par sa fenêtre a complètement influencé le film. Le paysage que nous avons recréé est exactement celui qui entoure sa maison, les meubles et les bâtiments sont des maquettes de ce qu’on a découvert. Après tout, le livre avait été écrit là, avec cette vue. La maison est un reflet de la personnalité de Dahl, tous ses choix sont là. Nous vivions au milieu de tout ça, avec sa veuve et son petit-fils, Luke Kelly : c’est un endroit plein de vie, où on nous a gâtés avec des petits plats. Je m’y sentais vraiment chez moi…
Qu’avez-vous conservé du livre ?
Notre histoire commence avant le livre et finit après. Il est donc le corps central du film. Nous avons rajouté des personnages, avons attribué le métier de journaliste à Mr. Fox, d’avocat à Badger… Par exemple, dans le livre, Mr. Fox a une femme et des enfants mais ils n’ont pas de noms, de personnalité. J’ai donc inventé le fils et son cousin, et une fille entre eux deux…
Le même triangle que dans La Famille Tenenbaum…
Exactement… La famille encore et toujours… J’aimerais pourtant faire un film sur une personne détachée de toute idée de famille. A chaque fois que j’ai essayé de m’éloigner de ce thème, j’ai été aspiré : c’est plus fort que moi, mon inconscient me donne des ordres (silence)… Les livres, films et disques que je connais le mieux, je les ai tous dévorés avant d’avoir 20 ans. Toute ma vie tournait alors autour de ces trois activités : regarder, lire et écouter. Quand j’ai commencé à faire mes propres films, j’ai peu à peu délaissé ces activités et perdu ma concentration d’étudiant, l’impression d’être en formation. Même chose pour la famille : la vie de famille m’a façonné et ça reste central malgré toutes les relations que j’ai pu connaître ensuite. C’est pour cette raison que j’y reviens sans arrêt : c’est ce que je connais le plus intimement. Il y a une forme de nostalgie sans doute, mais inconsciente. Je ne me dis jamais “Qu’est-ce que j’aimerais retourner vivre à Houston, au Texas…”
Dans votre famille, vous étiez le deuxième de trois garçons. Comment avezvous vécu cette position ?
En français, vous dites le cadet, non ? Coincé entre l’aîné et le benjamin. J’y pense très souvent, c’est même un sujet dont nous parlons régulièrement avec Owen Wilson, cadet lui aussi. Nous avons énormément de choses en commun tous les deux, ça vient sans doute de là. Etre au milieu vous met dans une situation délicate à la maison : l’aîné reçoit toutes les attentions, il a été le premier, a récolté toute l’excitation ; le benjamin, lui, est pour toujours le bébé, choyé et drôle… Mais le cadet ? Il est laissé dans son coin, on le remarque à peine, il doit se débrouiller seul ou faire beaucoup de bruit pour se faire entendre. Moi, je me suis réfugié dans une bulle, j’avais mes propres centres d’intérêt : je dessinais sans arrêt, je faisais des petits films… Une façon d’utiliser tout mon temps libre pour réfléchir… J’avais toujours un projet en ligne de mire.
Il y avait beaucoup de livres et de disques à la maison ?
Il n’y avait aucun film, peu de disques et beaucoup de livres. Je dévorais les livres de Susan Cooper (connue notamment pour sa saga d’heroic fantasy, The Dark Is Rising – ndlr), Roald Dahl, Stuart Little d’Elwyn Brooks White, Tolkien, des séries comme Les Bagthorpes d’Helen Cresswell, sur une famille qui m’a ensuite inspiré les Tenenbaum. Et puis plus tard, Salinger… C’est quand même fascinant un type qui se retire si tôt dans sa vie, dans sa carrière. Je pense qu’il ne voulait plus entendre l’avis des autres sur son travail… Attaquer ses livres, c’était l’attaquer lui. Ils étaient sa famille. Je comprends ça très bien : moi-même, je suis très sensible aux critiques. Vous passez des années à faire un film, très personnel en plus, et on vous fait des procès d’intentions… Mais je ne peux pas m’empêcher de lire les critiques de mes films.
Dans Rushmore, le personnage qu’incarne Jason Schwartzman est très proche d’Holden Caulfield, le héros de L’Attrape- Coeurs : glorification du chaos, de l’innocence, de la flamboyance et de l’arrogance de l’adolescence. Avez-vous parfois peur de perdre le contact avec cette époque de votre vie ?
Je suis très conscient du fait qu’à quelques exceptions près, comme Buñuel, les cinéastes donnent le meilleur d’eux-mêmes quand ils sont jeunes. Après, ils dérivent… C’est un truc qui m’inquiète vraiment. A partir d’un certain âge, la plupart des réalisateurs tournent de moins en moins. Il leur faut des années pour écrire un scénario et c’est si compliqué qu’ils ne trouvent pas de financement. Et c’est la fin : ils ne peuvent plus tourner. Moi, j’ai eu une motivation imparable pour faire mes films : je n’avais rien d’autre dans ma vie. Je n’ai pensé qu’à ça – à part pendant une courte période où j’ai envisagé de devenir architecte ou écrivain. Mais au fond de mon coeur, depuis que j’ai compris à quoi sert un réalisateur sur un film, c’est ce que je veux être. Quand je sais ce que sera mon film, je suis un homme meilleur, plus facile à vivre au quotidien. Mais quand je suis dans le doute, dans le flou, dans l’écriture, je suis malheureux. J’adore ce moment où ma vie se structure, où je pense aux acteurs, aux lieux de tournage. Le reste du temps, je n’ai personne pour me dire ce que je dois faire, me diriger… Pourtant, je ne déteste pas être désoeuvré. Récemment, je suis allé en Toscane écrire un scénario. J’ai fini plus tôt que prévu et j’ai passé plusieurs jours assis sur une chaise, à lire en regardant les collines. Eh bien, c’était plutôt agréable finalement (rires)… Mais je ne pourrais faire ça que pendant quelques jours.
Allez-vous beaucoup au cinéma entre deux réalisations ?
Quand je vis à Paris, j’y vais peu, pour des raisons de langue – même si le CD que j’écoute depuis des mois est un cours de français (rires)… J’ai la chance de voter pour différentes cérémonies comme les oscars et donc de recevoir tous les films en DVD. J’en possède certains en trois exemplaires, dans chacun des endroits où je vis – New York, Londres ou Paris. J’ai besoin de les avoir sous la main, de les regarder régulièrement. Par exemple : La Règle du jeu de Renoir, L’homme qui aimait les femmes de Truffaut, Taxi Driver de Scorsese. Et aussi Polanski : Rosemary’s Baby, Chinatown et Tess. Je ne m’en lasse pas, ils me réconfortent. Ses choix de caméra, de placement d’acteurs, d’édition, de musique m’influencent énormément. Même Rosemary’s Baby ou Le Bal des vampires sont réconfortants.
La musique tient un rôle majeur dans vos films, elle y est traitée avec beaucoup de respect.
Si la chanson occupe une place importante dans le film, j’aime l’écouter très fort pendant le tournage – même si ce n’est qu’un court extrait. Je minute tout à la seconde près en fonction de la musique. Je me souviens notamment de Rushmore : Jason Schwartzman avait onze secondes pour marcher d’un point à un autre, puis cinq secondes pour monter l’escalier en suivant la mélodie.
A quel âge la musique est-elle devenue importante dans votre vie ?
A 14 ans, avec un album que j’ai écouté sans répit : le Greatest Hits d’Elton John. Mon premier disque… la chanson Saturday Night’s Alright for Fighting était rayée à force d’écoutes (rires)… Un ami collectionnait les disques, il en possédait des centaines, tous conservés par ordre alphabétique dans des pochettes plastiques : ça me plaisait. Les CD n’ont jamais été aussi beaux. Il a fait mon éducation, j’ai acheté des disques qui sont devenus des cocons, où je pouvais rêver, fantasmer… Je m’y perdais complètement, comme dans les livres ou les films. J’ai même fait partie d’un groupe au lycée, j’étais bassiste… et incompétent. Mon grand frère possède une vraie oreille musicale. Moi, je suis incapable de distinguer un do d’un ré.
En quoi la réalisation de Mr. Fox va-t-elle nourrir vos prochains films ?
Avant de tourner la première scène d’un film d’animation, vous avez déjà entre les mains une maquette du film : les voix sont enregistrées, les esquisses sont dessinées. Vous voyez le film. Ça permet de remarquer ce qui va fonctionner ou non, de raccourcir, d’éliminer ou de rajouter des scènes. Je vais me souvenir de cette façon de travailler pour mes prochains films. Ça m’a tellement plu que je suis d’ailleurs prêt à tourner un autre film d’animation. J’ai trouvé mes marques, ma façon de faire.
Avez-vous toujours été bricoleur, impliqué dans la conception des objets, un peu à la façon du réalisateur Michel Gondry ?
Gamin, je fabriquais sans arrêt des tenues de scène, des objets, des décors… Je me souviens particulièrement de celui que j’avais bâti à 10 ans pour un spectacle de marionnettes : une scène du Far West, avec de la musique, un tribunal, c’était très élaboré ! Plus tard, j’ai conçu le décor complet d’une pièce de théâtre qui se passait dans des voitures. Les gosses de mon école avaient tous adoré ! Mr. Fox dit souvent qu’au fond, il reste un animal sauvage. Ce n’est pas dans le livre. En me mettant dans la tête des personnages, c’est pourtant devenu le thème du film, à son apogée quand Mr. Fox croise le loup, admiratif : lui est resté un vrai sauvage. Mr. Fox nomme les autres animaux par leurs patronymes latins tout en se disant sauvage. Se dire sauvage, c’est déjà admettre qu’on est civilisé. Je suis très à l’aise avec la portée métaphorique de cette ambiguïté. L’absurdité de cette situation, des dialogues, vient de notre façon de travailler, le coscénariste Noah Baumbach et moi : nous cherchons à nous amuser l’un l’autre. Nous aimons l’étrange, c’est notre point de ralliement. C’est un très étrange mélange de non-sens anglais et de storytellig texan.
Etes-vous parfois entre deux mondes ?
Avant mes 25 ans, je n’avais jamais quitté le Texas plus de dix jours. Ma culture, mon héritage sont véritablement texans, américains. Mais tout ce que je lisais ou regardais venait d’ailleurs. D’une certaine façon, je me sens davantage influencé par le cinéma français que par le cinéma américain. Je suis tombé amoureux de la France à travers les films. Aujourd’hui, me promener dans Paris relève de l’aventure exotique.
Parmi les nombreuses obsessions projetées dans vos films, il y a cette utilisation de la typographie Futura. Qu’évoque-telle pour vous ?
Je peux aller jusqu’à l’Helvetica, une évolution du Futura, mais guère plus loin… Ecrits avec une autre typographie, les mots n’auraient pas la même valeur. Ce côté droit, rigoureux, solide, ça évoque peut-être ma manière de travailler (en sortant de l’entretien, Wes Anderson passera plusieurs minutes à déplacer un meuble de quelques centimètres dans son entrée, pour qu’il soit parfaitement aligné sur le tapis…). Je suis très fan du travail de Saul Bass sur les typographies, notamment pour les films d’Hitchcock, Scorsese ou Preminger. Lui aussi utilisait constamment la même fonte, très dépouillée : le genre de typographie qu’on utilise dans les bibliothèques. Je suis très bon client pour la simplicité.
La carte Pearltrees sur Wes Anderson
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