De la même génération que ses compatriotes Fassbinder et Wenders, l’Allemand globe-trotter Werner Herzog s’est fait rare. Tandis que ressort son grand film fou Aguirre, et en prélude à diverses rétrospectives, histoire d’un cinéaste qui aima par-dessus tout tutoyer l’impossible.
De la même génération que ses compatriotes Fassbinder et Wenders, l’Allemand globe-trotter Werner Herzog s’est fait rare. Tandis que ressort son grand film fou Aguirre, et en prélude à diverses rétrospectives, histoire d’un cinéaste qui aima par-dessus tout tutoyer l’impossible.
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Werner Herzog appartient, avec Wim Wenders, Rainer Wender Fassbinder, Werner Schroeter, Volker Schlöndorff ou Hans-Jürgen Syberberg, à cette génération de cinéastes qui durent réinventer le cinéma allemand, après la catastrophe du nazisme et la médiocrité de la production d’après-guerre, marquée par la fuite des grands talents partis travailler à Hollywood dans les années 30.
Herzog, malgré l’héritage assumé de Murnau en particulier, est l’antithèse du cinéaste cinéphile, plongé dans une démarche réflexive et intellectuelle. La singularité de Herzog, dès ses débuts, va consister à puiser dans la culture et l’histoire germaniques quelques-uns de ses sujets, et surtout le style visuel de ses films, mais aussi à imposer une vision poétique du monde, dans une perpétuelle recherche de situations, de personnages et de paysages-limites, que ce soit dans le domaine de la fiction ou du documentaire.
Grand sportif, grand voyageur, grand mélomane (il mettra en scène de nombreux opéras), Herzog va appréhender le cinéma comme une expérience artistique et physique, et toute son œuvre peut se voir comme une illustration du mythe de Sisyphe : un défi lancé à l’impossible. Herzog a filmé dans toutes les régions du globe, parfois les plus sauvages, les plus reculées et dangereuses. Il s’est souvent plongé dans un passé plus ou moins onirique sans jamais dédaigner, grâce au documentaire, le monde contemporain, pour dresser le portrait tragique d’une humanité en conflit permanent avec la société et la nature.
Né dans un village de Bavière en 1942, Werner Stipetic (vrai nom de Herzog) réalise très jeune des courts métrages et signe à 24 ans son premier long métrage, Signes de vie (1968). Toutes les composantes de son cinéma sont déjà réunies : la folie, la magie des décors naturels, le désir de s’affranchir des frontières géographiques de l’Allemagne (le film est tourné en Crète) tout en revendiquant une forte influence du romantisme (Signes de vie est une adaptation moderne d’un récit d’Achim von Arnim). Herzog réalise ensuite un essai poétique tourné au Sahara (Fata Morgana), un documentaire sur une femme aveugle et sourde (Le Pays du silence et de l’obscurité) puis une fable étrange sur la violence et la révolte entièrement interprétée par des nains : Les nains aussi ont commencé petits (1970), qui établit sa réputation de cinéaste déviant, génial pour certains, douteux pour d’autres.
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Les nains aussi ont commencé petits (1970)
Le premier triomphe international de Herzog est Aguirre, la colère de Dieu (1972). Cette fantaisie historique sur la quête de l’Eldorado par le conquistador don Lope de Aguirre au XVIe siècle, des montagnes du Pérou jusqu’à l’Amazonie, demeure un des chefs-d’œuvre du cinéma contemporain et un des meilleurs films de Herzog. Les images sont sublimes, entre hyperréalisme et onirisme, et la musique planante de Popol Vuh achève de transformer le film en trip hallucinogène. Le cinéaste expérimente des conditions de tournage extrêmement périlleuses dans la jungle péruvienne. Klaus Kinski, réquisitionné pour jouer Aguirre, empoisonne l’atmosphère déjà putride de la forêt vierge par ses caprices et ses colères. Grande vedette allemande du théâtre et du cinéma, Kinski avait déjà joué dans plus de quatre-vingts films avant Aguirre, souvent des petits rôles dans des séries B.
Cabotin talentueux mais souvent pénible, le comédien a été transfiguré par Herzog qui a utilisé au mieux son physique bestial et son regard illuminé. La mauvaise humeur de Kinski et les conflits permanents entre l’acteur et le cinéaste sont entrés dans la légende, devenant un argument publicitaire à chaque nouvelle collaboration entre les deux hommes. Des anecdotes savoureuses furent colportées à satiété par la presse : comment Herzog a menacé de tuer Kinski avec son pistolet s’il quittait le tournage, comment les Indiens ont proposé à Herzog de tuer Kinski tellement l’acteur était insupportable…
Aguirre est le premier conquérant de l’inutile dans l’œuvre de Herzog, avant Fitzcarraldo et Cobra Verde. On peut y voir des autoportraits déguisés de Herzog lui-même, qui semble éprouver un plaisir masochiste de plus en plus évident à organiser des tournages désastreux ou épuisants. Le point culminant de cette obsession du risque sera l’aventure de Fitzcarraldo. Débuté en 1979 avec Jason Robards et Mick Jagger dans les rôles principaux, le film, qui raconte l’histoire d’un aventurier irlandais déterminé à construire un opéra en pleine jungle amazonienne, est interrompu à cause de la maladie de Robards et du désistement de Jagger. Alors que tout le monde lui conseille d’abandonner, Herzog recommence le tournage avec Kinski et le termine en 1982. Le clou du film, qui voit Fitzcarraldo faire franchir à un bateau de trois cents tonnes une montagne pour rejoindre un second fleuve, fut réellement accompli par Herzog et son équipe après plusieurs mois d’efforts.
Aguirre, la colère de Dieu (1972)
Un formidable documentaire, Burden of Dreams de Les Blank, retrace l’odyssée du tournage et montre Herzog au travail. Le cinéaste est obstiné au dernier degré mais pas si fou que cela. C’est un excellent meneur d’hommes, porté par un évident mysticisme de la création. Pourtant, Fitzcarraldo marque la limite des ambitions d’Herzog : le film est beau, mais pas très inspiré. La lourdeur du projet a contraint Herzog à un certain académisme. Le documentaire sur le tournage se révèle plus passionnant que le film achevé. Hormis Aguirre, les films tournés avec Kinski ne sont pas les meilleurs Herzog : Woyzeck d’après Büchner, Nosferatu, fantôme de la nuit, remake somptueux mais soporifique du film de Murnau, Fitzcarraldo, et Cobra Verde, ratage final et total.
Parmi les grands films de Herzog des années 70, il y a Cœur de verre – son film le plus pictural, une histoire d’alchimie et de malédiction où tous les comédiens jouent sous hypnose –, L’Enigme de Kaspar Hauser et La Ballade de Bruno. Bruno S., un marginal marqué par une enfance douloureuse et de longs séjours en institutions psychiatriques, incarne Kaspar Hauser, cas véritable d’homme sauvage apparu dans l’Allemagne du XIXe siècle qui offre à Herzog l’occasion d’une magnifique rêverie philosophique sur l’innocence, l’éducation et la civilisation. Herzog retrouve Bruno S. en 1977 dans La Ballade de Bruno, inspiré par la personnalité de son interprète.
Après une traversée du désert de plus de quinze ans (avec des films aussi oubliés que Le pays où rêvent les fourmis vertes ou Le Cri de la roche), Herzog réussit son retour sur le devant de la scène avec Ennemis intimes (1999), documentaire émouvant sur sa relation tumultueuse avec Klaus Kinski.
Invincible (2001) raconte l’histoire de Zishe, monsieur muscle juif contraint de jouer Siegfried, le héros aryen, dans des spectacles organisés par les nazis dans le Berlin des années 30, avec Hanussen (joué par Tim Roth), “conseiller spiritualiste” de Hitler, en maître de cérémonie. Cette histoire presque trop romanesque et symbolique pour être vraie (et pourtant, elle l’est) permet à Herzog de revenir sur les thèmes principaux de son œuvre : le mal et la magie, la surhumanité et la monstruosité, l’innocence et la violence, l’Histoire et le spectacle… Les numéros d’hypnose renvoient aux propres expériences de Herzog sur Cœur de verre tandis que Zishe s’ajoute aux personnages d’hommes-enfants (Kaspar Hauser, Bruno) et Hanussen aux mégalomanes campés par Klaus Kinski.
Invincible explore la face sombre de l’humanité, le combat de la raison et de l’irrationnel. Herzog ne démord pas de ce rapport magique au monde qui a toujours empêché les gens “sérieux” et “intelligents” de prendre justement ses films au sérieux.
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Grizzly Man (2005)
Grizzly Man (2005), sur la vie et la mort de Timothy Treadwell, écologiste farfelu qui fut dévoré avec sa copine par un grizzly en voulant prendre la défense de ces animaux dangereux et vivre en leur compagnie, réactive le cinéma de Herzog : le film est un documentaire mais Treadwell, allumé notoire, mythomane et irresponsable, semble tout droit sorti de l’imaginaire du cinéaste allemand. Le résultat est troublant, d’autant plus que le film est presque entièrement constitué d’images d’archives tournées par Treadwell lui-même. Rescue Dawn (2006) est une incursion étrange de Herzogdans le cinéma commercial, un film de guerre sur la survie d’un pilote américain d’origine allemande en territoire viêt-công au Laos. C’est l’occasion pour Christian Bale d’une étonnante performance physique et pour Herzog d’un retour dans la jungle et d’une nouvelle fable sur la volonté. Le cinéaste avait déjà raconté cette histoire vraie dans un documentaire, Little Dieter Needs to Fly, neuf ans plus tôt.
Aujourd’hui, Herzog prépare le tournage des nouvelles aventures du “Bad Lieutenant”, le flic pourri inventé par Abel Ferrara, avec Nicolas Cage dans le rôle créé par Harvey Keitel en 1992. Herzog a formellement déclaré que le film n’était pas un remake et qu’il ne savait rien du cinéma de Ferrara. Après une carrière de plus de cinquante films, régulièrement visitée par l’ange du bizarre, c’est sans doute le projet le plus extravagant, et même absurde, de toute l’œuvre deHerzog, qui ne donne pas le sentiment de vouloir s’assagir avec l’âge.
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