Un chef-d’œuvre opératique, chanson de geste et projection fantasmatique d’un cinéaste génial mais incompris.
Né trop tard pour filmer les mythes fondateurs de l’Amérique, Cimino met en scène dans Voyage au bout de l’enfer la fin de son innocence, soit la guerre du Vietnam qui vient violer l’autarcie d’une communauté d’ouvriers d’origine russe dans une triste bourgade de Pennsylvanie, cernée par des paysages de montagnes grandioses. A l’heure de la démystification, un an avant Apocalypse Now qui envisage la guerre comme un trip psychédélique, Cimino veut au contraire retrouver la dimension mythique de l’Amérique. La construction du film, aussi somptueuse qu’audacieuse, est comparable à celle d’un gigantesque opéra, et l’on pense autant à Wagner qu’à Walsh et Visconti en contemplant la maîtrise et le génie du jeune cinéaste. Se succèdent trois parties d’inégales longueurs, avec des rimes et des correspondances toutes musicales : la première relate les derniers moments passés par trois amis avant leur départ pour la guerre. Elle est composée de rites ancestraux : le travail dans les aciéries, la cérémonie de mariage orthodoxe et le bal, la partie de chasse au cerf. Ces scènes sont étirées au point d’atteindre une dimension fantastique. Lors de l’épisode vietnamien, concentré halluciné de violence et de folie, les trois amis sont prisonniers de Viêt-congs qui leur font subir le supplice de la roulette russe. Il s’agit d’une allégorie censée représenter, selon Cimino, le « suicide d’une nation ». La roulette russe, qui réapparaît dans la déchirante scène finale, celle de la tentative douloureuse de reconstitution du groupe, est un rite maléfique filmé en contrepoint de ceux du début chargés d’une valeur dionysiaque et rappelle le désir abandonné par Michael (Robert De Niro) de tuer le cerf d’une seule balle. Le titre original de Voyage au bout de l’enfer, The Deer Hunter (« Le Chasseur de cerf »), désigne le personnage central de cette fresque, véritable héros de cette chanson de geste et projection fantasmatique du cinéaste, qui s’identifie avec ce perfectionniste rêveur, ce seigneur prolétaire, ce chef charismatique dont le talon d’Achille est sa passivité maladive avec les femmes.
Cimino restera pourtant le grand cinéaste solitaire de sa génération, mégalomane brisé par l’échec de ses films suivants et réduit à l’impuissance et au silence.
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