En 2007, Serge Kaganski revenait sur la polémique née dans les pages des “Inrockuptibles” en 1998 entre deux monstres sacrés du cinéma : Jean-Luc Godard et Claude Lanzmann, qui s’opposaient alors sur la question de la représentation de la Shoah au cinéma.
Les sorties DVD rapprochées des Histoire(s) du cinéma de Jean-Luc Godard (dès cette semaine) et de Pourquoi Israël de Claude Lanzmann (le 9 mai) donnent envie de reparler de ces deux monstres sacrés du cinéma. Il y a quelques années, ils s’étaient violemment opposés (en partie par l’entremise de ce journal) sur une question très précise. Lanzmann disait que, s’il existait un film qui montrait la mort de Juifs dans une chambre à gaz (pure hypothèse jusqu’à preuve du contraire), il le détruirait. Godard avait répondu qu’un tel film existait probablement, sous-entendant qu’il faudrait alors le montrer.
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Ce débat devait à un moment faire l’objet d’un film, finalement avorté. Il soulevait une problématique beaucoup plus large et très ancienne liée à une morale du regard. D’un côté, Lanzmann, qui pense qu’un tel film, s’il existait, serait obscène, mais entraînerait aussi la question de l’image-preuve : pour lui, il n’est pas nécessaire de montrer une image de l’extermination des Juifs dans les chambres à gaz pour savoir qu’un tel événement a existé. En face, on a Godard, dont l’un des grands regrets est que le cinéma a raté son rendez-vous avec l’Histoire au moment du nazisme, regret tel qu’il veut croire à l’existence d’un hypothétique film sur une chambre à gaz en action.
D’un côté une désacralisation de l’image (une image n’est pas une preuve unique, nécessaire ou irréfutable), de l’autre la pulsion scopique (on peut, on doit tout voir). Ce qu’oublie Godard, c’est que le cinéma n’a jamais eu pour vocation de filmer l’histoire en direct (c’est le rôle de la télé et, avant la télé, des “actualités Gaumont”). Le cinéma, c’est le temps, y compris celui du recul par rapport à l’histoire. Et après 1945, Godard devrait en convenir, il y a eu des films, fictions ou docus, bons ou mauvais, sur la Shoah : La Passagère, Nuit et Brouillard, Kapo, La vie est belle, La Liste de Schindler… sans compter les images prises à la libération des camps.
Dominant ce corpus, il y a surtout eu l’immense Shoah, cinglante réponse à la question non encore posée de Godard, puissant démenti à son “regret”. Si Shoah n’est pas un rendez-vous réussi entre le cinéma et les camps de la mort, rien ne l’est. Reste la question de savoir si Shoah est le seul film possible sur ce sujet. En théorie, non. La Passagère d’Andrzej Munk, Mr Klein de Joseph Losey ou Voyages d’Emmanuel Finkiel prouvent qu’il est possible de faire de bons films autour de la Shoah, mais leurs images s’arrêtent au seuil des camps. En pratique, Shoah reste à ce jour le seul grand film sur le cœur du système d’extermination nazi.
Il n’existe pas de documentaire, jusqu’à preuve du contraire, et on ne connaît pas de fiction représentant directement ce sujet qui échappe au kitsch, à l’imagerie ou qui sont à la hauteur de cette réalité. Comme si le complexe chambre à gaz/crématoires était un impossible à figurer au cinéma, si ce n’est par le biais de l’ellipse (Munk, Losey, Finkiel) ou de la parole (Shoah). Godard a peut-être raison en théorie, mais les faits cinématographiques donnent jusqu’à présent raison à Lanzmann.
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