Trois ans après son prix d’interprétation pour La Loi du marché, et pour la quatrième fois de sa carrière, Vincent Lindon retrouve Stéphane Brizé dans En guerre : le combat jusqu’au-boutiste d’un délégué syndical en butte à la rapacité des actionnaires de son entreprise. En compétition officielle.
“Les faits sont têtus”, disait Lénine. Les faits, les faits, les faits, c’est ce qui semble obséder Stéphane Brizé et son acteur, Vincent Lindon. Il y a trois ans, Lindon remportait le prix d’interprétation masculine à Cannes pour son rôle dans La Loi du marché du même Brizé. Les revoici en course à Cannes avec En guerre, l’histoire d’un délégué syndical jusqu’au-boutiste qui refuse, envers et contre tous, que la firme allemande qui possède son usine ferme celle-ci à cause d’une rentabilité insuffisante.
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Pour Brizé comme pour Lindon, cette quatrième collaboration (après Mademoiselle Chambon en 2009, Quelques heures de printemps en 2012 et donc La Loi du marché en 2015) n’est pas un film politique. Parce que “tout est politique”. C’est devenu le leitmotiv de beaucoup d’acteurs quand on leur parle politique et cinéma. Comme s’ils avaient peur qu’on les enferme dans un cinéma militant et dénonciateur (du type de celui qu’on voyait dans les années 1970), comme s’ils pensaient qu’un film digne de ce nom pouvait miraculeusement échapper à une idéologie.
“Sans dramaturgie, un film n’est pas un film”
Stéphane Brizé est clair : “Je travaille beaucoup sur le scénario, sur mes recherches, comme, paraît-il et sans me comparer à lui, Emile Zola le faisait. J’accumule beaucoup de documentation, énormément. Puis vient le moment où cette documentation nous permet, à mon coscénariste Olivier Gorce et moi, d’arriver à une dramaturgie. Je recherche le maximum de réalisme mais sans dramaturgie, un film n’est pas un film. De nos jours, le marché est devenu si difficile qu’il faut se plier à certaines règles pour pouvoir être rentable.”
Des faits, donc : “Ce qui m’obsède, c’est que le discours de tous les personnages soit entendable. A un moment donné, chacun a ses raisons. Au spectateur de choisir le discours qui lui convient. Ce n’est pas à moi de conclure ce que chacun doit en penser.”
“En voyant ce que nous montrons, en restant sur les faits, en ne tentant jamais de dire qui a raison et qui a tort, loin de tout manichéisme, on doit pouvoir penser : il y a quelque chose qui ne va pas” Vincent Lindon
Mais peut-on considérer En guerre comme un film de gauche ? Grand silence. Lindon fait les gros yeux : “Comme avait dit Giscard à Mitterrand lors du dernier débat télévisuel de la présidentielle de 1974, ce qui avait d’ailleurs permis à Giscard de la gagner : ‘Vous n’avez pas le monopole du cœur.’ Ce n’est pas aux auteurs d’un film de donner des leçons au spectateur, d’ailleurs j’ai horreur de ce genre de film. On peut être de droite et sensible à l’injustice. En tout cas, en voyant ce que nous montrons, en restant sur les faits, en ne tentant jamais de dire qui a raison et qui a tort, loin de tout manichéisme, on doit pouvoir penser : il y a quelque chose qui ne va pas.”
Ce qui ne va pas, c’est qu’on puisse, dans des bassins d’emploi déjà dévastés, envoyer au chômage des employés et des familles entières sous le seul prétexte que les actionnaires jugent que gagner 3 % par an sur les investissements ne suffit pas quand on les a fixés à 7 %… Ce sont des faits. Mais le libéralisme, c’est plutôt de droite ou de gauche ? “Chacun a ses raisons”, comme le disait Renoir, reprennent en chœur Brizé et Lindon. Brizé insiste : “Je tiens à ce que tous les personnages, Vincent comme les autres délégués syndicaux qui s’opposent à lui, et tout autant les dirigeants de l’entreprise, aient chacun un discours dont on puisse se dire : ‘Ben oui, lui aussi a raison, d’une certaine manière.”
“J’ai besoin de lui parce qu’il sait des choses que je ne sais pas”
Brizé explique que Vincent et lui viennent d’horizons différents (Brizé est d’origine modeste), mais qu’au fil des années, à force de se fréquenter, de s’appeler, de discuter de tout et de rien, de piquer des colères sur tel ou tel événement, leurs vues se sont rapprochées. “Jamais je n’écrirais un film en pensant à un acteur, Vincent ou un autre, nous confie Brizé. Quand j’ai tourné Une vie (prix Louis-Delluc 2016), Vincent aurait bien aimé jouer l’un des rôles, il me l’a dit, mais j’ai refusé pour une question d’énergie, qui n’était pas celle du film.”
Néanmoins, ils échangent souvent au téléphone, parlent quasiment tous les jours de leurs projets en commun, échangent des idées. Si Lindon n’écrit pas une ligne, il est bien une sorte de coauteur des films qu’il tourne aujourd’hui avec Brizé, et si Lindon ne lisait pas le scénario final, Brizé n’accepterait pas de tourner avec lui, parce qu’ils sont l’un et l’autre des sparring-partners. “J’ai besoin de lui parce qu’il sait des choses que je ne sais pas”, ajoute Brizé.
“C’est notre quatrième film ensemble, rappelle Lindon. J’adore Mademoiselle Chambon, c’est l’un de mes films préférés. Mais quand je le revois aujourd’hui, j’ai l’impression que ce sont nos parents qui l’ont tourné, alors qu’il ne date que de 2009.” L’acteur nous raconte ensuite combien il a l’impression qu’ils ont progressé de film en film, et que lui-même se sent de plus en plus libre de dire ce qu’il a à dire.
Questions sur le non-financement de Canal+
Avant que Lindon ne nous rejoigne, j’ai demandé à Brizé ce qu’il pensait de la non-participation de Canal+ au financement d’En guerre, ce qui ne lui était jamais arrivé depuis qu’il est réalisateur. Pense-t-il que le fait que Vincent Bolloré ait pour la première fois, en tant qu’actionnaire principal, participé à la décision finale puisse expliquer ce refus ? Qu’un film sociopolitique comme En guerre ait pu le rebuter ? Coïncidence : le nouveau film de Christophe Honoré, Plaire, aimer et courir vite, qui met en scène des personnages homosexuels face à l’épidémie du sida, également en compétition à Cannes, s’est vu lui aussi refuser l’aide de la chaîne qui finance le plus le cinéma français…
Brizé a effectivement été surpris. D’autant plus qu’il avait été assuré du soutien et de l’enthousiasme de certains membres de la commission. Y aurait-il eu censure de la part du magnat breton catho ? “Je ne sais pas. Ensuite, nous entrons dans des stratégies d’hommes d’affaires qui nous dépassent, comme elles doivent dépasser les journaux qui se font acheter par des milliardaires… Disons que c’est un fait que Christophe et moi n’avons pas obtenu d’aide et que nous traitions peut-être de sujets délicats. Nous n’avons pas obtenu l’aide : c’est un fait.” Encore un.
En guerre de Stéphane Brizé. Sélection officielle, en compétition. En salle le 16 mai
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