Vincent Lindon a souvent porté des personnages aux prises avec la misère sociale. Alors que sort Les Chevaliers blancs, il parle du désarroi qu’il perçoit dans la société, des politiciens trop soucieux de leur communication, des injustices qui le révoltent.
La Loi du marché, le film de Stéphane Brizé dans lequel il incarnait un chômeur longue durée contraint par la pression économique à devenir vigile dans un supermarché, a valu à Vincent Lindon un nouveau succès populaire – plus d’un million d’entrées – mais a aussi enclenché un courant d’empathie et d’identification très fort.
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Après Welcome de Philippe Lioret (sur le sort des migrants), Quelques heures de printemps, déjà de Stephane Brizé (sur l’épreuve de la fin de vie et la possibilité médicalisée de l’accélérer), La Loi du marché conforte Vincent Lindon comme pilier d’un nouveau cinéma du milieu, en prise sur l’actualité politique et entièrement voué au réalisme social.
Les Chevaliers blancs de Joachim Lafosse, inspiré de l’enlèvement en 2007 par une association humanitaire (l’Arche de Zoé) d’enfants orphelins – ou non – africains, enfonce le clou. L’occasion de discuter avec lui de cette France de 2016, dont il porte à l’écran les souffrances et les manques.
Est-ce qu’on peut revenir sur l’impact populaire qu’a eu La Loi du marché dans lequel vous incarnez un chômeur ? On a l’impression que le film a provoqué une très forte identification ?
Vincent Lindon – Oui, dans les mois qui ont suivi, dans la rue, aux terrasses des cafés, des gens venaient m’aborder sans cesse pour me donner des messages d’amour. C’est très agréable, ça fait chaud au cœur. Mais derrière, il y a quelque chose d’un peu inquiétant. Ça raconte un désarroi très fort.
C’est un peu triste au fond que les remerciements d’un acteur qui reçoit un prix à Cannes en le dédiant à ceux qui vivent cette histoire hors de la lumière, qui méritent le respect comme les autres et ne le trouvent pas toujours dans leur travail touchent à ce point. Les gens se sentent si abandonnés par le pouvoir, si peu représentés et pris en compte dans l’espace public, que du coup même la prestation d’un acteur pouvait leur apporter un peu de réconfort.
Souvent dans votre carrière, vous avez obtenu des succès en incarnant l’homme du peuple. Ce qui ne correspond pas du tout à vos origines sociales plutôt bourgeoises. Pourquoi vous projette-t-on si facilement en working class hero ?
Je pense que ça fonctionne parce que c’est sincère, parce que je me sens très proche des classes populaires. Cela est lié à mon père, qui était pourtant cadre dans l’industrie automobile. Mais les personnes avec qui il avait envie de déjeuner tous les jours, c’était les mecs en blouse bleu clair qui garaient et essuyaient les voitures plutôt qu’avec les patrons. J’ai été élevé dans cet esprit-là. Je trouve extrêmement sexy la manière dont se tiennent les “pas bourgeois”.
La classe politique ne souffre-t-elle pas d’un défaut de représentativité de ces classes-là ? Les responsables ont pour la plupart une gestuelle, un langage, d’énarque.
Je ne comprends pas qu’ils ne soient pas plus soucieux de se faire entendre. Pourquoi ils ne parlent pas vrai. Pourquoi la façon dont ils prennent tant soin de leur image est la meilleure manière de la détruire. On a l’impression qu’ils passent tellement de leur temps à s’interroger sur la façon de communiquer que cela brouille ce qu’ils ont à dire. On a envie de leur dire : “Arrête de soupeser la façon dont tu vas t’adresser aux gens et parle ! Dis vraiment un truc !”
Au risque de paraître vieux jeu, j’aimais bien quand on voyait en photo de temps en temps les hommes politiques marcher dans la forêt avec un chien. Inconsciemment, on se disait “tiens, là, pendant un quart d’heure au moins, il est seul et il réfléchit”. Je ne vois plus jamais un homme politique en photo dans la nature.
Après, je ne supporte pas le discrédit posé comme un principe sur les hommes politiques. Je ne pense pas qu’ils soient incompétents ou qu’ils ne travaillent pas. Je crois surtout qu’ils ne savent pas dire ce qu’ils font.
Dans Pater, vous jouiez un Premier ministre qui se battait pour des mesures radicales…
La mesure n’était pas idiote. Elle exigeait que l’écart entre le plus petit et le plus haut salaire ne soit pas supérieur à 10. On ne parlait même pas de l’ensemble des revenus, mais seulement des salaires. Je ne comprends pas que ce principe de plafond ne soit pas mis en chantier.
Dans certains pays, il est question de mettre en place ce type de mesures. En Finlande, par exemple. A l’intérieur du PS, sur les mesures économiques, les approches divergent. D’un côté Martine Aubry, les 35 heures. De l’autre, Emmanuel Macron, la dérégulation…
Là, la discussion devient trop pointue pour moi. C’est comme si vous demandiez à Martine Aubry si elle se sent plus proche du cinéma de John Ford ou de Raoul Walsh. (rires) Au-delà de mon travail avec Alain Cavalier pour préparer Pater, je n’ai pas d’idées de mesures économiques pour la France.
Enfin, parfois j’ai quand même l’idée de petites mesures, qui me sembleraient vraiment salutaires. Aujourd’hui, si j’étais ministre de la Culture, j’aimerais bien réunir les responsables des quatre grands groupes de l’exploitation et imposer une loi sur la confiserie dans les cinémas. Leur chiffre d’affaires est colossal et je trouverais normal que la vente de ces produits donne lieu à une taxe, au profit des écoles de cinéma, au financement de la culture, de la création. Et si l’argument ne les convainc pas, j’embraierais sur la médecine, pour appeler à l’interdiction de la vente massive de ces produits nocifs pour la santé publique dans les cinémas.
S’il y a bien un point commun dans les gouvernements récents successifs, c’est leur façon de maltraiter la culture. Mais la culture, ce n’est pas seulement faire lire L’Etranger en classe de troisième. C’est aussi empêcher que le boulevard Saint-Germain se transforme en n’importe quelle avenue qu’on peut trouver à New York ou Dubaï, avec le même alignement de boutiques de luxe aux marques identiques.
Pensez-vous que les pouvoirs politiques sont assez actifs dans la préservation du patrimoine culturel ?
Ça me rappelle l’histoire du drogué et du dealer. Le responsable, c’est toujours le dealer. Si demain on impose en prime time sur une chaîne publique L’Enfer est à lui de Raoul Walsh (1949), l’audience va possiblement passer de 37 à 16. Et si, la semaine d’après, on met un Lubitsch, on passera de 16 à 9. Mais au bout de plusieurs semaines, l’audience va peu à peu remonter.
C’est comme pour la peine de mort. A un moment donné, on disait qu’il ne fallait pas y toucher parce que 70% des Français étaient pour. Trente-cinq ans après, son abolition paraît un progrès naturel. Rien n’est plus horrible pour justifier ce qu’on fait que de dire que ce sont les gens qui veulent ça, prétendre que c’est la loi de la demande, comme si la demande n’était pas une chose construite par l’offre.
On dit aujourd’hui que 80% des Français sont pour la déchéance de nationalité…
Jusqu’au moment où les gens qui en parlent bien réussiront à en renverser complètement la perception. Un citoyen, ça s’éduque. On doit tous être égaux devant les droits de l’homme. Si, parce que l’on a une double nationalité, on est susceptible d’être déchu de la nationalité française, alors qu’un Français qui n’est pas binational n’est pas exposé à cette peine, c’est une mesure inégalitaire.
Les Chevaliers blancs, votre nouveau film, inspiré de l’affaire de l’Arche de Zoé, parle de la question postcoloniale, des rapports entre l’Occident et l’Afrique.
Pour moi, le film traite de quelque chose de plus large encore. La question de l’ingérence, de l’aveuglement, y compris dans la volonté de faire le bien. Le personnage, cet homme qui veut sauver des orphelins africains en les arrachant à leur milieu sans aucune consultation, est un cas d’ivresse narcissique.
Et l’ivresse narcissique, c’est vraiment une question très contemporaine. Les gens ivres d’eux-mêmes ont toujours existé, mais avec le XXIe siècle sont apparus les réseaux sociaux, un support colossal pour ce narcissisme. On peut penser que la célèbre prophétie de Warhol – “le quart d’heure de célébrité” – a été exaucée au-delà de ce qu’il pouvait imaginer.
La tentation de tomber amoureux de soi en train de faire les choses a été décuplée. C’est pas le tout de donner un petit billet dans la rue à quelqu’un dans le besoin. Que ça serve à la personne à qui on le donne ne suffit plus. S’il n’y a personne pour mater, s’il est minuit et demi et que la rue est vide, on ne le fait pas.
Le personnage de sauveur aveuglé des Chevaliers blancs est l’inverse de celui de Welcome, qui se bat pour aider un migrant… A l’époque, vous aviez ferraillé avec Eric Besson à ce sujet. En ce moment, la question des migrants est omniprésente avec son lot de drames. Quel regard portez-vous sur cette actualité ?
Exactement le même que vous. C’est juste bouleversant ! Angela Merkel a été plus réactive que tout le monde sur cette question. Je me souviens qu’à l’époque de Welcome, il y avait la loi L622 qui punissait d’amendes lourdes et de prison quiconque venait en aide à un sans-papiers !
Eric Besson m’avait dit de cette loi, “oui, mais on ne l’applique jamais”, ce qui m’avait mis hors de moi. “Si vous ne l’appliquez jamais, alors supprimez-là !” C’est sur cette loi qu’on avait axé le débat autour de Welcome. Avec Philippe Lioret, on se disait que si on parvenait à faire modifier cette loi L622, ça ferait bouger les choses sur les migrants. Cet article de loi a failli être modifié mais ne l’a pas été.
Le drame des relations entre la culture et la politique, c’est que les politiques font semblant de s’intéresser à une question soulevée par une œuvre, ça leur fait un peu de pub, ils peuvent dire “z’avez vu, on est à l’écoute !”, et ensuite, ça part dans les oubliettes. Le monde est zinzin mais je n’ai pas la prétention de savoir comment le réparer.
2015 a été une année collectivement horrible. Qu’est-ce qui vous a tout de même rendu heureux dans la société ou dans la culture ?
C’est marrant, un ami me racontait qu’un type, assez connu et important, avait tweeté la liste de tous ses succès de l’année pour présenter ses vœux. J’ai dit à mon pote “mais comment peut-on oser ça en une telle année ?!”. J’aurais répondu au type “juste, ferme ta gueule !”.
Au risque du pathos, ce qui m’a rendu heureux en 2015, c’est ma fille qui a réussi à entrer dans le lycée où elle voulait aller, mon fils qui a eu son bac… C’était génial, on a pris un café, tout me paraissait beau, le ciel, les Abribus ! Sinon, le prix à Cannes, bien sûr. Et puis… le prix Nobel à Modiano ! Même si c’était à la fin de l’année dernière. J’étais fou de joie parce que c’est comme si on l’avait tous eu.
Ah, j’aime bien des nouvelles comme ça qui nous disent qu’il y a encore un peu d’espoir. Et son discours était magnifique, bouleversant, lui qui d’habitude n’arrive pas à finir une phrase… J’aime l’écrivain, ses livres, mais j’adore aussi le croiser dans le quartier. Cet homme de grande taille en imperméable, n’ayant aucun téléphone portable, me rassure à un point dingue. Il marche comme ça dans le jardin du Luxembourg, très France à l’ancienne, et quand on se croise, il bégaie et se confond en prévenances… Ça me rappelle des images d’enfance, peut-être le général de Gaulle…
Vous évoquez en creux la langue de bois qu’on reproche beaucoup aux politiques et qui a pour effet que la parole du Front national semble “vraie” pour beaucoup de gens si on la compare à celle des apparatchiks du pouvoir…
Je ne prononcerai jamais la phrase “et si on essayait le FN, comme ça on s’apercevra de leur incompétence”. Non, il faut virer le pire, même si ce qu’on obtient de l’autre côté n’est pas terrible. Je suis toujours étonné quand les hommes politiques ne disent pas clairement ce qu’ils pensent du FN. Chirac a été clair sur ce plan-là, il a refusé d’aller au débat du second tour en 2002. C’était un message costaud.
Je ne suis pas sûr que celui qui sera en finale dans un an face à Marine Le Pen – ce n’est d’ailleurs pas du tout certain qu’elle aille au second tour – refusera le débat, parce que refuser un débat aujourd’hui serait considéré comme antidémocratique. Mais il faudrait expliquer dès maintenant pourquoi on ne débat pas avec le FN. Ça me fait chier que l’être humain ne comprenne pas qu’on ne peut pas gagner en ayant peur de perdre. “A vaincre sans péril, etc.”
Vous avez souvent joué des bons gars, plus rarement des mauvais. Pourriez-vous jouer un personnage qui tire sur des innocents ou se fait sauter dans une foule ?
C’est mon rôle de jouer des personnages avec lesquels je ne suis pas d’accord. Je pourrais jouer un nazi mais il faut que le scénario soit très bien écrit et la mise en scène de qualité. Sublimer le monstre augmente la détestation des spectateurs. Une bonne incarnation de méchant permet de faire le bien. Quand Charlie Chaplin joue Le Dictateur, c’est inouï.
Après, il y a quelques exceptions. Jouer un pédophile serait compliqué pour moi. L’histoire ne m’intéresse pas, c’est trop fait divers. Mais cela m’intéresse de jouer un dictateur, un empereur sanguinaire, Lee Harvey Oswald ou un des hommes d’affaires qui a foutu le monde à sac comme dans The Big Short. J’ai bien aimé ce film sur la crise des subprimes.
Sur le même sujet, j’avais vu le documentaire Inside Job, qui est énorme. Quelle tristesse ! A la fin, j’ai pris un coup dans la gueule quand Obama reprend les mêmes mecs qui ont créé la crise des subprimes. Je me suis senti comme dans ce rêve que je fais de temps en temps où mes coups ne portent pas car mes bras sont en mousse.
Etiez-vous à Paris au moment des attentats de novembre ?
Oui. J’étais dans un restaurant hors des quartiers touchés. Je suis rentré à pied, je n’ai rien vu. C’était bizarre. Tout a commencé très calmement par un texto, puis un deuxième et la tension est montée de plus en plus. Quand je suis rentré, j’ai allumé la télé et pu constater la véritable dimension tragique de ces attentats. Comme souvent, les drames commencent doucement.
Dans quel état vous ont mis les attentats de janvier et de novembre ? Dans un état de peur, de colère, de désespoir ?
Un immense désespoir inquiet. La peur, non. Peur de quoi ? Que cela vous arrive, touche vos proches ? On n’en est plus là. L’inquiétude est plus forte que la peur, plus insidieuse. La peur est instantanée. L’inquiétude lui préexiste et lui survit. Elle est diffuse.
Comment comprenez-vous que de jeunes Français, de confession musulmane ou non, partent faire le jihad en Syrie ?
Je ne suis pas apte à répondre à cette question. Il faut être un spécialiste. Il y a beaucoup de causes : le niveau de vie, l’intégration, l’origine, le chômage, la bande où il ne fallait pas entrer. Un film génial en parle, celui de Phillipe Faucon, La Désintégration (2011). Un des personnages est pris en main par un type qui lui lave le cerveau.
Voilà à quoi pourrait servir le cinéma. Un ministre de la Culture devrait montrer ce film à l’école, tout comme le documentaire Sur le chemin de l’école. Est-ce si compliqué de le montrer à tous les élèves de France ? Au lycée, en cas d’absence, les élèves risqueraient dix points de moins au bac. Ils iront le voir !
Vous aimez les solutions autoritaires…
(rires) C’est bien quand ça vient aussi de l’Etat. Si un ministre faisait la promotion de ce film, ce serait repris. Vous me dites que je suis autoritaire, et c’est vrai que cela peut m’arriver, mais je suis bien content qu’on m’ait forcé à apprendre des récitations, à lire L’Etranger de Camus, je m’en souviens encore. A l’école, il faudrait montrer La vie est belle (Capra, 1946), Marius (Korda, 1931). Ou L’Extravagant Mr Ruggles (McCarey, 1935), qui permettrait aux élèves de voir qu’un type de la campagne que l’on prend pour un imbécile a la tête mieux faite qu’un technocrate.
Quels sont les quatre ou cinq films qu’il faudrait montrer à tout le monde selon vous ?
La Grande Illusion (Renoir, 1937), pour montrer que la mixité sociale est toujours un atout. A ce propos, c’est d’ailleurs tragique que le service militaire n’existe plus. On se retrouvait à s’entraider avec des gens qu’on n’aurait jamais croisés dans la vie. J’ai entendu mon père dire à propos de types pas très futés, très éloignés de lui : “Mais c’est un copain de l’armée.” C’était beau, cette solidarité. Le Rebelle de King Vidor (1949) est un film génial qui dit de façon très puissante qu’un mec, en l’occurence Gary Cooper dans le rôle d’un architecte, peut arriver dans la vie à ce qu’il veut sans faire aucune concession. Et puis Le Kid de Chaplin.
Il n’y a aucun film d’amour. Si vous deviez en ajouter un pour comprendre le sentiment amoureux ?
Une séquence incroyable de La Femme d’à côté montre que Truffaut a dû vivre des souffrances passionnelles intersidérales. Bernard, joué par Gérard Depardieu, est fou amoureux de Mathilde, sa voisine, jouée par Fanny Ardant. Il la guette sans arrêt. Un soir, il dîne avec sa femme et son fils. Dehors, on entend le bruit de moteur de la voiture de Mathilde. Depardieu perturbe son dîner et lâche : “Mais taisez-vous ! On entend rien, là”. Puis il monte en cachette à l’étage, regarde par la fenêtre et voit la place de parking vide. Elle a démarré. Ça le tue. Je suis zinzin de ce film. Sur la route de Madison d’Eastwood est un film qui cogne aussi : la scène qu’elle lui fait un matin pour qu’il reste alors qu’ils se connaissent depuis quatre jours ! C’est génial, le cinéma.
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