Dans un registre intime et radical, à mi-chemin entre le documentaire et la fiction, Vincent Dieutre raconte dans Mon voyage d’hiver une virée en Allemagne avec son filleul. Où s’invitent les camps, le Mur, Schubert et Goethe.
Esthète ouvertement raffiné (avant l’entretien, il vous fait remarquer les murs céladon de son bureau), garçon sensible de 43 ans à la barbe poivre et sel en total look Dries Van Noten, Vincent Dieutre ressemble beaucoup à son personnage dans Mon voyage d’hiver. A moins que ce ne soit l’inverse.
Le jeune punk-bourgeois-Palace, qui a flambé ses années 80 à coups d’excès hédonistes, a laissé place à un cinéaste prolifique. En 1996, son premier long métrage, Rome désolée, plante son registre intime et radical : sur des plans-séquences désolés de la ville, il raconte en voix off ses dérives suicidaires. Un style qui s’affinera dans le film suivant, Leçons de ténèbres, en 2000 : ni fiction ni documentaire, collage accueillant différents formats (16 mm, vidéo numérique…), évocation des amants plus âgés, le tout emballé dans un commentaire lu sur les images.
On retrouve ce dispositif dans Mon voyage d’hiver, avec une variante, l’apparition dans le cadre d’un autre personnage principal : le jeune Itvan, adolescent et filleul de Dieutre, qu’il emmène en voyage dans l’Allemagne enneigée se confronter à ses amours passées et aux cicatrices du pays. Dieutre n’est donc plus seulement entouré de substituts paternels, mais devient lui-même pédagogue, parrain, voire père.
Une position à rapprocher peut-être de celle de son travail à la Femis, où il enseigne l’esthétique filmique, ou encore de sa démarche d’animation et d’activisme au sein du collectif Point Ligne Plan, où il cherche à fédérer une « armée de francs-tireurs », c’est-à-dire de cinéastes en marge du circuit économique officiel du cinéma « dominant ». Cette démarche, il l’a théorisée dans un fameux article sur « le tiers-cinéma » dans la revue La Lettre du cinéma, dont il est l’un des piliers. On y retrouve l’une de ses obsessions : le dialogue du cinéma avec les autres arts, en particulier l’art contemporain. Ce qui fait de Vincent Dieutre, homme de culture classique, un artiste tourné vers l’avenir. Il commente ici son Voyage en hiver à travers quelques mots-clés.
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TRIANGLE
« Le triangle constitutif du film, c’est l’Allemagne, Itvan et moi. Itvan est ce filleul que j’embarque dans mon voyage. Sa mère compte sur moi pour l’accompagner à Berlin. On traverse pour cela l’Allemagne d’ouest en est. Itvan est un regard, beaucoup plus qu’une parole : il va tout choper. Ses seules réactions sont celles de son corps : partir, revenir, dormir, voler. Il reste toujours hors du langage. Et comme il ne dit jamais rien, le moindre de ses gestes devient très important. Tous les trucs qu’il a faits de lui-même sont les plus beaux, comme ce moment où il remet la couverture sur moi. J’ai filmé beaucoup d’entretiens avec lui, pour qu’il me raconte comment il se sentait, qu’il n’ait jamais l’impression d’être manipulé. Ces entretiens n’apparaissent pas à l’image, mais ils nourrissent le film autrement. Peut-être, par exemple, ont-ils influencé le texte que je lis en voix off. »
L’ALLEMAGNE
« Je sais qu’on pourrait me reprocher l’équation un peu automatique : l’Allemagne = les camps. Mais je suis désolé, quand je pense à l’Allemagne, je pense aux camps. Cela tient à mon expérience personnelle, à celle d’un ami juif qui, à 30 ans, est allé s’installer en Allemagne, à proximité d’un camp, un peu par rébellion contre sa famille… Finalement, Itvan et moi avons choisi de ne pas entrer dans les camps. Quand on a vu tous ces cars de touristes, on s’est dit qu’on n’avait rien à faire là. Pourtant, c’était impossible pour moi de ne pas en parler. Je ne suis pas le père d’Itvan, donc je n’ai pas à prendre en charge un film sur les camps, ou alors il faut faire Salò de Pasolini. Le film montre en revanche les noms sur les panneaux : Dachau, Buchenwald, et c’est déjà énorme. C’est comme si maintenant Itvan avait de façon très concrète pris conscience des camps. De toute façon, même si tu n’y vas pas, c’est là, ça sourd de partout. Les Allemands ne se rendent pas compte à quel point tout résonne en Allemagne. La fameuse tribune de Hitler à Nuremberg est devenue un terrain vague avec tous les gamins qui font du skate. Mais en passant devant, on s’est tous rappelé ces images avec les flambeaux, la nuit. Les gens eux-mêmes portent sur leur corps les traces directes de cette histoire. Je n’ai inventé aucun détail : la dyslexie de Georg, le creux sur le torse qu’a un Allemand sur deux entre 40 et 60 ans pour avoir souffert de malnutrition infantile…
C’est comme le mur de Berlin : il n’est plus là, et pourtant il n’a jamais été aussi présent. Je ne supporte pas d’entendre : « Il y avait le Mur, donc la ville était affreuse, et donc la vie était affreuse. » Non. On ne peut pas spolier les gens de toute une part de leur vie qui était douce, tendre. D’ailleurs, en Allemagne de l’Est, des gens disent : « Oui, le régime était dur, mais on a été heureux, il y avait des choses belles, il y avait une solidarité entre les gens. » Je ne dis pas que tout était mieux avant : je veux juste reconnaître que ça a eu lieu. Aujourd’hui, la structure d’oppression visible symbolisée par le Mur a disparu. Mais quelque chose reste à inventer, et ne passe pas forcément par la négation de tout ce qu’il y a eu avant. En attendant, dans tous les quartiers de l’Est, les crèches communautaires sont en train d’être supprimées, les services sociaux gratuits aussi. Ils auraient mieux fait d’homogénéiser dans l’autre sens. »
LA MUSIQUE
« Dans l’expérience des arts, que ce soit face à la peinture, l’architecture, la sculpture, il y a toujours un moment où je me dis : « Qu’est-ce que je fous là ? » Je n’ai jamais eu ce sentiment avec la musique. Je ne me suis par exemple jamais ennuyé à un concert. Même quand la musique n’est pas bonne, qu’elle est mal dirigée, l’imaginaire s’ouvre, travaille. Sur certains morceaux, je pourrais écrire cinq pages, sans avoir le sentiment d’en déflorer le mystère. C’est quelque chose de l’ordre de la jouissance. La musique n’est jamais du temps perdu : elle est la perte. L’émotion survient lorsque tous les niveaux se mélangent : que Schubert se mélange avec la croix gammée, avec le sadomasochisme, avec Derrick qu’on entend à la télé. Le cinéma est bien pour ça. Il permet de mélanger, passer du coq à l’âne. Le spectateur fait un lien. »
UN PÈRE HOMOSEXUEL
« C’est le premier film où je me place du côté des adultes. Jusque-là, l’enfant, c’était moi. Dans mon rapport avec des hommes plus âgés, il y avait l’idée de me mettre sous la protection de quelqu’un. Dans ce film, je me retrouve accompagné d’une personne que je dois protéger. J’ai fait ce film, entre autres, pour qu’Itvan n’ait pas une image de moi monolithique. Mon voyage d’hiver est moins cru sur la sexualité que mes précédents films. Jusqu’ici, je voulais mettre le nez du spectateur dans la réalité charnelle d’un rapport sexuel. Là, comme le film s’adresse à Itvan, je voulais revendiquer une part moins spectaculaire de l’homosexualité. Je souhaitais aussi montrer la patience, la tendresse, toutes ces choses exprimées par le mot allemand « gemütlich », un peu fleur bleue, un peu courtois. Pour faire le tour de la question, j’ai quand même raconté une drague un peu hard, même si elle est juste évoquée. Est-ce qu’au fond un père comme ça n’est pas moins catastrophique qu’un père biologique ? On peut se poser de façon plus générale la question du rapport d’une génération à l’autre et des modalités de transmission. Les familles, même les plus unies, ont implosé. Je fais le pari inverse : est-ce que je ne pourrais pas être un père intéressant pour Itvan ? En tout cas, j’ai choisi de lui faire part aussi de mes échecs, de mes souffrances, par exemple la façon dont j’ai été incapable de construire quelque chose avec tous ces hommes que j’ai connus. »
FOLLE OPÉRA
« Si je fais des films de folle opéra ? Mais oui, je l’ai toujours dit. J’en rajoute même ! Les gens pensent que c’est péjoratif. Mais non, c’est vrai, au sens littéral. Et puis il y a une dimension d’humour : dans le café à Weimar, quand la fille se met à jouer La Vie en rose à minuit, dans une ancienne ville d’Allemagne de l’Est, c’est vrai que je me dis « Il ne manquait plus que ça ! » et je me mets à la chanter. Il y a ça aussi : il faut être complet. C’est comme la drogue. Si tu enlèves un truc, c’est faux. Une chose ne doit pas prendre le pas sur les autres, mais je tiens à leur cohabitation le temps du film. Je ne suis pas comme Garrel ou les Straub, qui sont plutôt dans le souci d’une souffrance très pure. Je recherche toute la complétude d’un portrait.
Par ailleurs, à l’écran, je suis un personnage. C’est un peu moi mais pas tout à fait. Cela me permet d’aller plus loin que quelqu’un qui serait simplement dans l’aveu. Si ma démarche au cinéma a une pertinence, elle tient à ça : se tenir toujours au bord de la fiction, modeler de film en film une sorte de héros récurrent, toujours nourri d’une expérience réelle sur la nature de laquelle je ne peux tromper personne. »
LE TIERS-CINÉMA
« Selon les films, je suis classé documentaire ou fiction, avec des systèmes d’aide différents, des sélections différentes dans les festivals, etc. Cela signifie que mon cinéma a un problème de genre, et donc des problèmes de distribution, de production… Cette situation est largement partagée, en particulier dans le monde de l’art. Les plasticiens ne souhaitent plus exclure le cinéma de leur champ d’investissement. Or ils ont du mal à ce que leurs films soient pris comme des vrais films de cinéma. J’ai moi-même emprunté beaucoup à l’installation : la réflexion sur le média comme le fait Pierre Huyghe, celle sur l’espace et le paysage de Dominique Gonzalez-Foerster. Parallèlement, j’ai l’impression que le cinéma professionnel patine, qu’il ne parvient plus à inventer de rupture formelle. Les uvres qui me touchent ont à voir, à un degré ou un autre, avec l’art contemporain : Arnaud des Pallières, Chantal Akerman, etc. Ces francs-tireurs finissent par faire une armée. J’aime bien cette idée du complot à la Rivette. On a tout à inventer : diffusion, production… Tout doit être repensé parce qu’il y a des absurdités financières : le kinéscopage nécessaire à projeter Mon voyage d’hiver en salle coûte trente fois le prix du film. Mais c’est obligatoire pour qu’il sorte dans une salle à Paris et obtienne l’aide après réalisation du CNC. J’aurais pu aussi bien le montrer dans une galerie. Il y a des choses à trouver dans la manière de considérer où commence l’art et où commence le business. Le tiers-cinéma, c’est ceux qui prennent tous les racourcis pour aller à l’art directement. »
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