Avec son dernier long métrage “Viens je t’emmène”, Alain Guiraudie s’empare et désarme les maux, amalgames et clichés qui dévorent notre société moderne.
Depuis deux films, Alain Guiraudie fait doucement entrer le réel à l’intérieur de son système. Son précédent film, Rester vertical, semblait se penser en réaction aux images paradisiaques de L’Inconnu du lac : aux coulées de désir sans lendemain (seule façon de le maintenir vivant) répondait la conjugalité cauchemardesque que tentaient de tricoter Léo (Damien Bonnard) et Marie (India Hair).
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Il y a chez Guiraudie, une horreur de ce qui se fixe, de la sédentarité et de ce qu’elle induit comme normativité. Alors, pour défaire les liens et ne pas prendre racine, ces héros marchent, courent, font du vélo, désirent l’impossible. Et puis ces plans sur la ville de Brest : pour la première fois, le cinéaste s’aventure à filmer une ville urbaine, saisie comme une longue crise d’angoisse qu’il faut fuir avant qu’elle ne vous dévore.
Suite de l’exploration urbaine, Viens je t’emmène se passe à Clermont-Ferrand, ville de béton grisâtre, que Médéric (Jean-Charles Clichet) sillonne dans sa tenue fluo de joggeur. Il croise Isadora (Noémie Lvovsky), prostituée de 50 ans dont il tombe immédiatement amoureux. Dans ses premières minutes, on est en terrain connu, parfaitement guiraudien : on se plaît, on baise. Les deux amants se donnent rendez-vous dans une chambre d’hôtel, couchent ensemble dans une merveilleuse séquence où les râles d’Isadora semblent se tenir à équidistance du plaisir et de l’agonie – notons que Guiraudie est aujourd’hui le seul à arracher la sexualité de son habituel jeunisme, à montrer qu’après cinquante ans – au cas où on le saurait pas – ça jouit encore et c’est beau à voir.
Seulement la prostituée n’a pas éteint la télé, et le rapport est très vite interrompu par l’annonce, sur une chaîne d’info en continu, d’un attentat qui vient de frapper la ville. Ils tentent d’ignorer la catastrophe, mais le mari d’Isadora débarque. La scène vaut comme programme pour tout le film : dès lors que deux personnes veulent s’étreindre, baiser, s’embrasser, elles sont – dans une logique toute bunuélienne que Guiraudie a fait sienne – interrompues.
Comment vivre avec l’autre
Dès lors, Viens je t’emmène sera le film qui se débat avec ce trop-plein de réel, comme si Guiraudie ne pouvait plus détourner le regard et qu’il était temps de prendre en charge cet appauvrissement de la réalité. Un cinéaste doit répondre au monde selon BFMTV, reprendre à son compte ses notions malades qui tournent dans nos cerveaux fous : attentats, Grand Remplacement, islamophobie, burka, jeunes à capuche.
Que faire avec ? Les délier encore un peu plus, en faire des braises pour nourrir le feu de la fiction. Une fiction qui se nouera autour de Selim (Iliès Kadri), jeune SDF arabe qui traîne en bas de l’immeuble de Médéric. Selim se fait le corps révélateur autour duquel se cristallisent les émotions les plus contradictoires au sein de l’immeuble, et qui sont d’abord les nôtres : on l’aide, on le craint, on le dénonce, on le cauchemarde, on l’héberge.
Viens je t’emmène n’est jamais là pour trancher au milieu de cette tourbe d’affects, comme l’aurait fait une médiocre fiction de gauche donneuse de leçons. Non, le film déplie chaque peur pour lui trouver une issue cathartique, la porte à incandescence jusqu’à ce qu’elle se retourne en son contraire : la peur mène ainsi au désir et Selim devient ce corps qui n’a rien demandé, mais qui se retrouve l’objet de tous les fantasmes, et bientôt ce miroir tendu à tous les habitants de l’immeuble.
Alors, on retombe sur la grande question guiraudienne, que posait aussi son dernier roman, Rabalaïre : que peut-on faire ensemble ? Qu’est-ce qui peut relier deux personnes, et puis trois, quatre ? Le film hésite à répondre, préférant tournoyer autour de personnages totalement paumés, à qui on a inculqué un individualisme qui, ils le sentent, commence à devenir trop étriqué mais qui est la seule manière de vivre que l’on connaisse. Ils bricolent un rêve, mais ne savent pas encore lequel. Alors, le cinéma servirait à cela, à imaginer cette merveilleuse catastrophe : cette première nuit post-individualisme, foutraque et improvisée, où l’on aurait soudain besoin et envie des autres.
Viens je t’emmène d’Alain Guiraudie, en salles le 2 mars prochain.
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