Poussières d’empires. La Viennale présentait une sélection des meilleurs films déjà vus à Cannes, Venise, Berlin ou Locarno. Mais ce sont les inédits qui constituaient la vraie raison de se rendre sur les rives du Danube : deux Japonais inconnus au bataillon et une splendeur mélancolique des Italiens Gianikian et Ricci Lucchi. La Viennale remplit […]
Poussières d’empires. La Viennale présentait une sélection des meilleurs films déjà vus à Cannes, Venise, Berlin ou Locarno. Mais ce sont les inédits qui constituaient la vraie raison de se rendre sur les rives du Danube : deux Japonais inconnus au bataillon et une splendeur mélancolique des Italiens Gianikian et Ricci Lucchi.
La Viennale remplit d’abord une fonction de « festival des festivals » à usage domestique et propose au public et aux distributeurs autrichiens une judicieuse sélection des meilleurs films déjà présentés à Berlin, Cannes, Locarno, Venise ou San Sebastián. Mais son pari artistique consiste à ajouter à la « crème de la crème » du cinéma international ses propres découvertes et coups de coeur, des films tout juste terminés ou dédaignés ailleurs.
Pari tenu : les inédits de Vienne faisaient bonne figure à côté des Ferrara (New Rose Hotel), Lin Cheng-sheng (Sweet degeneration), Oliveira (Inquiétude) et Rivette (Secret Défense)… Pour se persuader de l’excellence de la sélection viennoise, il suffisait de prendre comme premier critère révélateur la qualité des films japonais. On sait que les bons festivals ont de bons films japonais (Berlin, Cannes, Locarno). Totalement inconnu au bataillon, Eiichi Kudo est un cinéaste de 70 ans qui fait l’effet d’un Kitano désuet et mal léché, d’un vieux serviteur des genres peu désireux de se couler dans le moule rigoriste du plan tenu et du scénario savamment architecturé. A Tale of scarfaces (Gunro no keifu) frappe par le bordel qui y règne, ses zooms soudains et ses scènes de meurtre au parpaing sur fond de Bach. Avec son filmage « sale », plus proche du documentaire brutal et de l’imagerie seventies que du surcadrage à la mode asiatique, le film paraît aussi inadapté que son personnage principal, un yakusa bien fatigué et bien balafré qui peine à opérer son grand retour et se retrouve malgré lui à la tête d’une petite bande de malchanceux, un peu comme le Eastwood de Josey Wales hors-la-loi.
A Tale of scarfaces transforme peu à peu ses défauts et ses manques en autant de qualités vraies pour devenir une tentative achevée de résurrection du mélodrame populaire, feuilletonesque en diable mais d’un sentimentalisme plus coupant que larmoyant. C’est un film d’une aberrante simplicité où la durée de chaque plan n’est jamais prévisible et où Kudo se dépêche toujours de détruire tout début de système, tout embryon d’habitude. Non pas pour épater mais pour aboutir à un beau film de proximité, pas intimidant pour un sou, avec un Zorro de rencontre, une pute au grand coeur, une infirmière assoiffée d’amour et quelques vilains qui finiront mal. Et si A Tale of scarfaces bouleverse autant, c’est que le film invente son rythme respiratoire et gagne sa liberté devant son spectateur, à vue, d’abord à tâtons et sur un mode mineur, puis en affirmant une jubilation et une ambition toujours plus grandes. Tale of scarfaces nous trouve en se cherchant.
Encore fallait-il que la Viennale fournisse son contraire exact à ce petit-grand film cahoteux. French dressing de Hisashi Saito sera donc un grand-petit film lisse et glacé, parfaitement conçu et réalisé, aussi peu aléatoire que Tale of scarfaces semblait lâche et indécis. Avec Hou Hsiao-hsien comme maître suprême, Saito fonde tout son système de représentation sur le plan, sa durée et sa tension, ce qu’il expose en pleine lumière et ce qu’il recèle dans ses zones d’ombre, son ordonnancement maniaque et son explosion en bout de course, sa préparation et sa surprise. Le résultat est une durée irrespirable, un sentiment pénible mais fascinant de clôture aussi absolue que forcée, une brillance indéniable mais terriblement crispante. Pendant la première heure de cette histoire de ménage à trois entre un professeur nihiliste et deux de ses élèves captifs fascinés (un garçon et une fille, tous deux régulièrement sodomisés, consommés mais guère aimés), on ne cesse de se dire que Saito devrait oublier d’exposer à quel point il est cinéaste pour laisser vibrer le film. Et puis l’admiration finit par l’emporter sur l’agacement. Parce que la composition méticuleuse des dispositifs spatiaux et le petit traité de cruauté appliquée se chargent d’ironie et de fraîcheur. On comprend alors que Saito a commencé par corseter étroitement son film pour mieux faire réagir ses personnages contre l’idée même de fermeture, jusqu’à ce qu’ils parviennent à rire de leur propre tentative de trio infernal autosuffisant et de l’admirable vanité de ces plans-scènes qui les enserrent.
Survient alors ce qui restera comme le plan de cette Viennale. Tel River Phoenix dans My own private Idaho de Gus Van Sant, le jeune garçon souffre de narcolepsie et scande le film de chutes aussi régulières que comiques. Lors d’une interminable scène de restaurant filmée comme d’habitude en un seul plan , les deux autres sentent venir l’instant du malaise et débarrassent posément les objets placés devant lui pour qu’il puisse s’écrouler sur la table sans se blesser : la surprise s’est faite routine, la délicate attention a enfin valeur d’aveu amoureux, et le cinéaste transforme son plan-carcan en un irrésistible effet burlesque. French dressing a conquis son désordre interne comme Tale of scarfaces était parvenu à son point d’équilibre. Dans les deux cas, on a assisté à un spectacle rare, on a vu comment un film s’émancipait de lui-même pour parvenir à la grandeur.
Puis est arrivé le film qui n’a nul besoin d’accomplir ce travail harassant de reconquête parce qu’il s’inscrit dans la continuité d’un effort patient et raisonné qui consiste à faire resurgir des continents engloutis, des blocs de temps oubliés de l’histoire des hommes. Ce film, c’est Su tutte le vette è pace de Yervant Gianikian et Angela Ricci Lucchi. Sous ce titre emprunté à un lied de Goethe (« Über allen Gipfeln ist Ruh » »Sur les cimes, tout est calme ») se dissimule la sublime évocation de la bataille des Alpes entre Italiens et Autrichiens durant la Première Guerre mondiale. A travers la rencontre d’images d’archives des deux camps et de fragments de textes prélevés aux journaux intimes de deux soldats morts au front (ainsi qu’à celui de Robert Musil), orchestrés et chantés sous forme d’oratorio par Giovanna Marini, le film de Gianikian et Ricci Lucchi parvient à éviter tous les pièges du documentaire à sujet imposant. Il ne raconte pas l’Histoire mais rend des visages et des gestes aux morts sans gloire de la guerre des confins. En pétrissant inlassablement leur matière, en opérant un travail analytique sur des images qui seraient restées inertes et muettes sans cette intervention (voir Trafic n° 13, « Notre caméra analytique », le texte qui expose les fondements de leur démarche), en les grossissant pour en faire surgir les détails cachés ou en les ralentissant pour montrer la parenté absurde et répétitive des mouvements des ennemis, ils réduisent la distance, rendent leur individualité aux anonymes sacrifiés et font de ces « encore enfants-futurs morts » nos contemporains.
Le film s’ouvre par le rouge des explosions qui trouent la nuit noire avant de suivre les silhouettes sombres des soldats sur la neige blanche. En accord avec les mots simples et déchirants de combattants de 20 ans, cette affirmation chromatique par la teinture de la pellicule permet d’accentuer le contraste entre l’indifférence majestueuse des montagnes et l’agitation frénétique des jeux de guerre. Car ces soldats à ski paraissent d’abord s’amuser dans un décor de rêve, « La neige est le plus beau spectacle que j’aie jamais vu. Je suis plus brûlé par le soleil qu’à la plage », écrit le soldat italien. Mais la mort rôde dans les tranchées de glace. De part et d’autre se répètent les mêmes routines, la même alternance entre ordre et désordre, grand calme et panique soudaine. On défile devant la caméra, certains jettent un regard furtif tandis que d’autres baissent la tête, on s’encorde pour partir en reconnaissance, on se prépare à monter à l’assaut, on traîne un mortier sur un traîneau… Puis on s’élance vers les lignes ennemies, vers les meurtriers d’en face qui resteront toujours invisibles, menace fondue dans le paysage. Et les petits points noirs perdus dans un océan de blanc tombent pour ne plus se relever. Le miracle de ce film sensuellement désespéré, c’est de nous faire effleurer la fatigue et la peur, les moments d’enthousiasme guerriers et l’infinie tristesse qui pèse et semble enfoncer les hommes dans cet univers opaque d’eau et de rocs qui ne demande qu’à les engloutir pour se venger des outrages subis.
Comme tous les grands cinéastes, Gianikian et Ricci Lucchi utilisent la matière même de leur pellicule, ses traces de décomposition et son effacement progressif, afin de nous faire sentir à la fois la fragilité d’une mémoire en passe de se dissoudre à jamais, le renouvellement constant des mêmes pulsions européennes de suicide collectif et le sort déjà scellé de beaucoup de ces soldats. Le dialogue murmuré entre les images et la musique permet même d’entendre ce que personne n’a enregistré ni rajouté : le silence effrayant des montagnes, le vent et la rumeur sourde du front. Il faudrait projeter ce film à tous les vrais cinéastes qui ont traité la guerre (« Un morceau de fer qui entre dans un morceau de chair »), de Godard à Kubrick, pour qu’ils voient comment l’aube blanche d’un prêtre qui bénit les soldats avant l’assaut le transforme en fantôme qui flotte à côté d’un peuple d’ombres. Présenter ce film de lutte et de souvenir dans l’ancienne capitale de l’Empire austro-hongrois revêtait une dimension symbolique évidente et conférait à cette Viennale une approche encore plus pertinente. Ce soir-là, les ombres s’allongeaient sur les murs de la ville. Comme dans Le Troisième homme.
Frédéric Bonnaud
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