Après une bonne douzaine de sélections
cannoises, l’infatigable Ken Loach a décroché
la Palme d’or avec son film sur la naissance
de l’IRA, Le vent se lève. Une récompense
qui lui a valu d’être insulté par la presse
de droite de son pays. Rencontre autour
d’une consécration discutée.
Par Jean-Marc Lalanne et Jean-Baptiste Morain.
La naissance de l’IRA, la terreur
que fait régner l’armée
britannique sur la terre d’Irlande,
la passion de deux
frères incarnant deux visions
antagonistes de la résistance :
il n’en fallut pas plus au jury
cannois présidé par Wong Kar-wai pour décerner
au vétéran Ken Loach une Palme bien
tardive. Cette distinction vient sanctionner
une lente résurrection de quinze années, entamée
avec Hidden Agenda et Riff-Raff, qui vit
un cinéaste prisé des années 70, et négligé
dans les années 80, retrouver les faveurs
de la critique et du public, en s’entourant de
nouveaux collaborateurs fidèles (une productrice,
un chef opérateur, un scénariste attitrés
qui finissent par fonder une société de
production).
Cette petite fabrique collective de fictions de
gauche n’incarne pas, loin s’en faut, ce qui
nous fait le plus rêver sur les possibles du cinéma
dans le monde contemporain. Il nous a
malgré tout semblé opportun de rencontrer le
cinéaste, pour faire le point sur un parcours
de quarante ans et une oeuvre qui, née à la
télévision et dans l’après-coup du free cinema
(cet équivalent anglais de la Nouvelle Vague,
pour aller vite), n’a jamais cédé sur sa visée
didactique d’intelligence des mécanismes
sociopolitiques modernes.
ENTRETIEN Après tant de sélections cannoises,
cette Palme d’or pour Le vent se lève
était inattendue pour vous.
Ken Loach – C’est vrai, on n’attendait rien sur
ce film. Et ça a donc été une grande joie.
L’économie de la sortie du film est-elle
transformée par ce prix sur d’autres marchés
que la France ?
C’est bien pour la distribution du film bien sûr,
surtout en France, un peu pour l’Angleterre et
surtout en Irlande. Ce prix a beaucoup touché
les Irlandais, ils l’ont perçu comme la prise en
compte de leur souffrance. En revanche, la
presse de droite anglaise a très mal pris que
j’obtienne une Palme d’or avec cette histoire.
Jusqu’à l’hystérie ! Ils étaient apoplectiques
de rage. Le Daily Telegraph, le Sun, le Times, le
Daily Mail, le Daily Express se sont déchaînés.
Ces journaux m’avaient tous déjà attaqué.
Mais pas tout le temps. Certains de leurs critiques
aiment nos films. Car ces journaux, en
matière de culture, veulent rivaliser avec la
presse de gauche, donc ils emploient des journalistes
qui diffèrent de la ligne éditoriale du
journal. Mais sur Le vent se lève, ces critiques
n’ont pas eu droit au chapitre. Seuls des journalistes
très en colère se sont exprimés. L’establishment
britannique est très sensible sur
le sujet de l’Irlande et aussi sur l’histoire de
l’Empire. Ils aiment à penser que l’Empire britannique
était une entreprise de charité publique,
qui propageait le bien dans des pays
pauvres et lointains. Quand on parle de violence
et d’exploitation, ils se fâchent.
La question de la torture des combattants
irlandais par l’armée britannique est
quelque chose de su, officiellement admis
par les livres d’histoire ?
Oui, c’est dans certains livres d’histoire, mais
ce n’est quand même pas accepté, reconnu.
Majoritairement, l’opinion publique britannique
ne peut pas s’imaginer que son armée
commette de telles choses. Alors que l’armée
a commis des actes bien pires que ceux représentés
dans le film. Nous ne voulions pas
envahir l’écran de sang.
Certaines scènes vont néanmoins assez loin
dans la description de la cruauté…
Vous pensez sûrement à celle où on arrache les
ongles du prisonnier… C’était une pratique courante.
Mais en plus, souvent, l’armée britannique
arrachait aussi les dents des captifs. On
s’est posé la question de représenter
cette pratique. L’arrachage
d’une dent entraîne de
fortes giclées de sang. Il aurait
fallu utiliser des litres de faux
sang, ça aurait peut-être fait
faux… J’ai décidé de m’en tenir
aux ongles.
La presse anglaise de droite
vous a-t-elle reproché d’être
pro-IRA ?
Oui,mais aussi des choses plus
violentes. On m’a comparé à Leni
Riefenstahl, la cinéaste propagandiste nazie. On
m’accuse de haine contre ma patrie. On m’accuse
de prétendre d’être de gauche et de me
balader à Cannes en smoking… Un de ces journalistes
a écrit qu’il n’avait pas vu le film et qu’il
n’irait pas le voir parce qu’il n’avait pas besoin
de lire Mein Kampf pour savoir qui était Hitler !
Ça vous blesse ?
Non, parce que je connais les gens qui écrivent
ça. C’est un peu comme si les alliés de Jean-
Marie Le Pen faisaient un article contre vous.
On sait bien d’où ça vient.
Pouvez-vous nous parler de
votre collaboration avec Paul
Laverty, qui écrit tous vos
films depuis dix ans’
Paul est devenu un scénariste
très accompli. Avant que je le
rencontre, il était avocat au
Nicaragua. Il y est allé en tant
qu’observateur pour des associations
humanitaires. Quand
il est revenu, il m’a contacté
parce qu’il avait écrit un scénario
à partir de ce qu’il avait
vu. On ne pouvait pas tourner
ce scénario car il nécéssitait un
trop gros budget. Mais nous
sommes immédiatement devenus amis. On a
décidé d’écrire ensemble un film sur le Nicaragua,
mais avec un autre
angle. C’est devenu Carla’s
Song (1996).
Vous avez dit à la conférence
de presse du Festival de
Cannes que le film pouvait
être perçu comme une métaphore
de l’intervention de
l’armée américaine en Irak…
Non, ce n’est pas tout à fait ce
que j’ai dit ou voulais dire. Il y
a des similitudes mais aussi
beaucoup de différences.
Pourriez-vous faire un film sur la situation
en Irak ?
Non, pas encore. D’abord, je crois qu’il faudrait
parler la langue. C’est possible de faire un documentaire,
mais ce que nous avons essayé de
faire, absorber, comprendre les contradictions
et les retranscrire à travers la construction de
personnages ancrés dans la réalité locale, je
pense qu’on ne peut pas le faire sans parler la
langue, sans connaître très bien le terrain.
Dans les années 80, vous avez eu affaire à la
censure, semble-t-il…
Oui, en plein thatchérisme, je travaillais pour
la télévision et plus d’un de mes films a été
censuré. J’avais fait une série de quatre documentaires
qui traitaient du rôle des syndicats,
quand Thatcher voulait en venir à bout. Beaucoup
de militants dans la base disaient que les
chefs ne s’étaient pas organisés correctement,
avaient mal préparé leur défense. C’était un
sujet politiquement très sensible en 1983.
Channel 4 a supprimé ces critiques. Les syndicats
avaient des relations avec le président de
la chaîne et aussi l’équivalent britannique du
CSA, et aussi la maison de production. Ils ne
cessaient de se renvoyer la responsabilité de la
coupe, sans que je puisse savoir qui l’avait souhaitée.
Finalement, le film n’a jamais été diffusé.
J’ai aussi fait un documentaire sur la grève des
mineurs, qui a été déprogrammé brutalement,
puis finalement montré tardivement sur une
télé régionale. Pendant sept ou huit ans, très
peu de films que je tournais étaient diffusés.
Vous qui avez beaucoup combattu le gouvernement
de Margaret Thatcher, avezvous
un rapport plus serein à la politique
de Tony Blair ? Ou avez-vous été très déçu
par son engagement auprès des Etats-Unis
dans l’intervention en Irak ?
(Il éclate de rire) Je ne suis pas tellement serein,
non, ça, on ne peut pas le dire ! Mais je ne suis
pas déçu. Car pour des gens de ma génération,
la nature de tradition politique de Blair était
connue et prévisible. C’est simplement la droite
du parti travailliste, qui a toujours été collaborationniste,
qui a toujours aidé et soutenu le
grand commerce. Mais personne ne soupçonnait
quand même le parti travailliste de soutenir
une guerre illégale. Ça a quand même été
pire que le pire de mes cauchemars.
Pourquoi ne tourneriez-vous pas un film
sur l’Irak du point de vue l’Angleterre ?
Paul et moi en avons discuté, mais il faut trouver
la bonne entrée. Ça ne suffit pas de dire
“Je suis consterné !”
En plus de votre scénariste Paul Laverty, on
a l’impression que vous vous êtes constitué
durant les années 90 – période de votre retour
sur la scène des festivals – une vraie famille
de travail. Il y a aussi Barry Ackroyd,
le chef opérateur de tous vos films, et Rebecca
O’Brien, votre productrice attitrée…
Mes films sont effectivement conçus en groupe.
Je discute avec Paul, mais c’est vraiment lui
qui écrit. Avec Barry Ackroyd, le chef opérateur,
on essaie de voir avec les
mêmes yeux. Quand on travaille
avec des amis, des gens qu’on
connaît très bien, les rapports peuvent
être durs, mais je crois qu’on
peut prendre plus de risques, essayer
plus de choses. Parce qu’on
sait qu’on partage déjà l’essentiel.
Barry Ackroyd peut à la fois signer
la lumière un peu crade
et reportage de Raining Stones
et la photo cadrée et léchée du
Vent se lève…
Je ne suis pas d’accord avec vous.
Les deux films pour moi partagent
le même style. L’un, Raining Stones, est filmé
en 16. Cela donne ce gros grain que vous trouvez
crade. Mais la caméra est toujours sur un
trépied, jamais à l’épaule, donc assez peu reportage,
et les objectifs qu’on utilise sont les
mêmes que pour Le vent se lève. Raining Stonesest un film urbain, alors que Le vent se lève se
déploie dans des grands espaces. Ce qui est
filmé fait la différence entre les deux films, mais
le découpage, la mise en scène diffèrent peu.
Pour continuer à parler de votre famille de
travail, Rebecca O’Brien, qui a fondé avec
vous une maison de production, est votre
partenaire depuis Hidden Agenda (1990).
Oui, nous travaillons ensemble depuis seize
ans, mais nous avons fondé notre propre compagnie,
Rebecca, Paul et moi, il y a quatre ans.
On essaie d’avoir les frais les plus bas possibles,
nous n’avons pas de grands bureaux et
seulement quatre employés. Les devis sont
établis par une comptable employée à mitemps.
Ces restrictions nous garantissent une
grande liberté. Il faut rester en dehors des
sphères d’influence de la grande finance.
Le vent se lève est un film assez cher malgré
tout, non ?
J’aurais bien aimé, mais non. Tout l’argent que
j’ai eu est à l’écran.
Est-ce vrai que vous interdisez sur vos
tournages les caravanes pour les acteurs ?
Mais oui, c’est vrai. Il n’y a pas non plus dans
mes films de doublures, ni de chauffeurs personnels.
C’est un grand soulagement pour les
comédiens. Ça les libère de ce statut de star
qu’ils doivent entretenir et ils peuvent simplement
redevenir des acteurs.
Vous sentez-vous seul dans le cinéma anglais
ou au contraire pensez-vous appartenir
à une famille de réalisme et de critique
sociale, s’originant dans le free cinema des
années 60, et dont vous seriez avec Mike
Leigh l’un des continuateurs ?
Ce n’est pas l’un ou l’autre. Mike est un ami. Je
connais des cinéastes parce que le cinéma anglais
est un tout petit univers. Parmi la jeune
génération, j’estime beaucoup le travail de Michael
Winterbottom, qui travaille aussi sur des
questionnements sociaux et politiques.
Vous appartenez à la génération arrivée peu
après l’explosion du free cinema, incarné par
Tony Richardson, Lindsay Anderson, Karel
Reisz, John Schlesinger… Comment perceviez-
vous le cinéma de vos aînés ?
Quand on est jeune, on se sent toujours plus
radical que les autres. Donc nous ne nous sentions
pas en opposition avec ces cinéastes,
mais nous voulions pousser plus loin leurs
recherches sur le réalisme. Il y avait évidemment
de l’arrogance là-dedans, nous ne leur
accordions pas le respect qu’ils méritaient.
J’appartenais à un petit groupe de producteurs
et de réalisateurs de la BBC qui
n’étaient pas totalement satisfaits par les acquis
du free cinema.
Pensez-vous que la télévision anglaise aujourd’hui
reste une scène intéressante pour
de jeunes cinéastes ?
C’est beaucoup plus difficile. A l’époque, nous
avions une fenêtre d’une heure et quart pour
proposer de la fiction contemporaine écrite
par de jeunes auteurs. Nous n’avions pas de
producteurs au-dessus de nous pour nous dire
ce qu’il fallait faire. Aujourd’hui, les chaînes
surveillent les scénarios, écrasent l’originalité
de tous les sujets…
Vous aimez The Office ?
Oui, j’adore. Certains programmes pris individuellement
restent vraiment très bien.
J’adore aussi une série très originale qui s’appelle
The Life.
Vous êtes toujours fan de foot ?
Oui, je le crains (rires).
Vous avez été déçu par les résultats de l’Angleterre
à la dernière Coupe du monde ?
Oui, jusqu’au suicide ! (rires) Nous n’avons fait
que des erreurs. Rooney ne peut pas jouer
seul, compter que sur lui-même. L’équipe était
mal constituée. Le sélectionneur n’a pas su
trouver cet équilibre un peu magique qui fait
que les choses prennent et tiennent ensemble.
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