Johnny Hallyday en acteur abandonné aux mains d’un Johnnie To au meilleur de sa forme. Un grand film métaphysique et inquiet.
Tandis que, à l’approche de la rétrocession de Hong Kong à la Chine en 1997, une diaspora dépeuplait le cinéma de l’ex-colonnie britannique de ses plus brillants artisans, Johnnie To a fait le choix d’être celui qui reste. Choix avisé, puisqu’une fois John Woo et Tsui Hark exilés en Amérique, avec quelques hauts (pour le premier) et pas mal de bas (pour le second), il est devenu le plus fort, l’incarnation presque à lui tout seul du grand cinéma d’action asiatique. Coproduit et interprété en partie par des Français, Vengeance amorce donc une déterritorialisation de son cinéma, jusque-là chevillé aux acteurs et au territoire de Hong Kong. Et le moins qu’on puisse dire, c’est que le cinéaste, pourtant pétri de cinéphilie française (avec Melville en bandoulière, ses feutres mous, ses manteaux longs…), n’affirme pas un désir violent pour ces corps surgis d’autres horizons cinématographiques. Une bonne part de l’inventivité du film consiste simplement à trouver des solutions pour les assimiler. Celle déployée concernant Sylvie Testud est radicale : l’élimination – on sait de toutes façons que, à l’exception notable du très girly The Heroic Trio, le cinéaste n’a jamais fait la part belle aux personnages féminins. A peine a-t-on le temps de goûter à la légère étrangeté de voir évoluer une actrice française connue dans le cinéma fortement stylisé de Johnnie To qu’une triade déchaînée force la porte du pavillon de Macao où vit la jeune mère de famille et les siens pour les exterminer avec fracas.
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Le second corps étranger est plus coriace : c’est celui de Johnny. Il joue le père de la jeune femme assassinée. Et il arrive à Macao avec la résolution tenace de venger ses proches. Lorsque la rock’n’roll star descend de son avion et dit ses premières répliques en français avec sa voix de Johnny Hallyday, on frise le choc thermique. La première acclimatation consiste à très vite ne plus le faire dialoguer qu’en anglais. La seconde, en un vrai tour de force neutralisant la fragilité des capacités de Johnny acteur pour la convertir en vraie force. L’idée forte est d’avoir imaginé qu’une balle dans la tête du personnage provoque en lui, au bout d’un tiers de film, une dégénérescence de sa mémoire qui ne lui permet plus de fixer aucun souvenir. Tandis que le récit réintègre la place de Hong Kong, que le cinéma de Johnnie To revient dans ses clous, Johnny Hallyday, lui, se décompose. Il traverse, hagard, la seconde moitié du film, ne reconnaissant plus rien ni personne, corps errant en lutte contre l’usure générale, jamais aussi émouvant que totalement déphasé.
Tour à tour torse nu ou filmé en très gros plans dont les focales explosent son visage, le comédien accepte avec beaucoup de panache d’être ainsi malmené. On se souvient d’un tube eighties de l’idole se peignant en Chanteur abandonné. Cette capacité à s’abandonner est en effet ce qui signe ici sa grandeur. Il est un personnage à l’abandon dans une histoire qui dépeuple le monde autour de lui, un acteur qui offre avec une belle confiance à un cinéaste rusé le soin de le bousculer quelque peu. Les dernières scènes qui le voient poursuivre des tueurs qu’il n’est plus capable de reconnaître que par un jeu de stickers que quelques enfants complices ont accrochés à leurs vêtements sont un grand moment de cinéma. Tel Œdipe vieillissant et affaibli, il s’accroche, dans un ultime effort, aux derniers signes d’un monde qui, déjà, l’engloutit. Cet affaiblissement du héros, qui permet à Johnnie To de filmer son acteur comme une majestueuse dépouille, n’est pas la seule vertu de ce trouble de la mémoire qui affecte le personnage principal. Il permet aussi de déjouer le classique programme du scénario de vengeance. Comment faire tenir sur ses rails une histoire intitulée Vengeance, si, précisément, le protagoniste de cette vengeance perd ce qui logiquement entretient le feu du ressentiment : le souvenir.
Le film opère une série de glissements. On n’en dévoilera pas le subtil protocole, mais la vengeance ne se perpètre que par médiation. Dans ces transferts, quelque chose se perd de la motivation première du vengeur, qui ne sait plus exactement ce qu’il accomplit ni pour qui. Et tout l’aspect idéologiquement pesant de ces histoires de loi du talion s’évapore dans les airs au profit d’un scepticisme hanté.
Il va sans dire que Vengeance est aussi un grand film de mise en scène, que nul ne sait comme Johnnie To magnifier la trajectoire au ralenti d’un cerf-volant comme coup d’envoi d’un gunfight cérémonial et dansé. Mais c’est surtout cette façon de vider un corps de sa substance et un scénario de son fondement – pour ouvrir sur un grand vide métaphysique et inquiet – qui donne à cette Vengeance son impressionnant goût de cendres.
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