De la série d’hommages programmés par le Festival de la Rochelle, seul celui consacré à Valerio Zurlini s’est montré à la hauteur. Dandy esthète, Zurlini occupe une place à part dans le cinéma italien et ses films, morbides, dépressifs, maniéristes, sont tous des confessions à la fois voilées et terriblement impudiques.
Voir les films de Valerio Zurlini l’un après l’autre, c’est contempler le travail d’une lassitude insidieuse et inéluctable, qui égrena son lot de chefs-d’ uvre ténébreux (Un Eté violent, Journal intime), de films troublés, en lutte avec eux-mêmes (Des filles pour l’armée, Le Professeur,), pour aboutir au naufrage du Désert des Tartares, gâchis titanesque et final. Zurlini, donc, fils de riches, esthète, critique et collectionneur d’art en dilettante, alcoolique en fin de carrière et mort à 56 ans, n’est pas un personnage très gai, et ses films maniéristes et dépressifs pourraient sentir le rance si l’apitoiement constant, la morbidité rampante n’y étaient pas, dans un même mouvement, invoqués et condamnés. Balançant entre marxisme et christianisme, entre idéalisme et réalisme, l’ uvre de Zurlini est une confession à la fois voilée et terriblement impudique, ainsi que le lieu d’un extraordinaire enjeu éthique.
Avec Les Jeunes filles de San Frediano (1954), un vaudeville sur les déboires d’un jeune don Juan, Zurlini s’attache surtout à ne pas déplaire. Mais dans le choix du sujet perce déjà la frustration et cet instinct profanateur qui, par la suite, ne quitteront plus ses personnages. Dans Un Eté violent (1959), un jeune homme (Jean-Louis Trintignant), amant d’une veuve de guerre dans une Rimini en proie à l’hystérie post-fasciste, exprime son dégoût du monde dans un splendide isolement amoureux, caché dans une villa. Mais il rencontre la guerre sur son chemin, et se résigne, refuse la fuite et s’engage. Cette tension, chez les personnages, entre un romantisme incantatoire et une réalité sociale qui les assiègent, prend chez Zurlini l’ampleur d’un conflit entre le pur et l’impur: la pureté d’un narcissisme décadent et l’impureté d’une vie sociale. Et ce qui, ici, est très beau, c’est que l’amour est toujours du côté de l’impur. Cinéaste de la solitude et de la frustration, donc du désir, tout l’ uvre de Zurlini montre l’aimantation des corps et le besoin d’apaisement qu’elle révèle ? comment un dos peut parler et un regard ne pas rencontrer son destinataire. Sous une apparence sentimentaliste, l’idéal romantique de l’amour est sans cesse contredit par le poids du passé et l’importance des corps comme trace de ce passé. Victimes d’une histoire toujours envisagée sous le signe de la contrition (déchéance sexuelle ou atavisme familial), tiraillés par leur mauvaise conscience, les personnages de Zurlini aspirent à s’extraire du temps, par l’amour ou par la mort (le titre italien du Professeur est La Prima notte di quiete d’après le vers de Goethe «la mort, première nuit de tranquillité » ). D’un film à l’autre, ils assouvissent ce désir d’anéantissement ou alors y renoncent pour choisir une forme d’engagement, qui est aussi le passage d’une esthétique à une éthique. Le cinéma de Zurlini laisse cette impression d’aller contre-nature, de se forcer à être politique là où il lui serait plus simple d’être mélodramatique. C’est dans ce va-et-vient que s’inscrit sa conception très particulière de la fatalité. Il n’y a pas de happy end, de réconciliation pensable car, pour Zurlini, dire oui à la vie, c’est aussi renoncer à la maladie, aux délices de la tristesse. Il y a chez les personnages une immanence du malheur qui réside dans leur difficulté à choisir. A cet égard, Journal intime (1962) est son plus beau film, véritable psychanalyse à ciel ouvert, puisque cette lutte interne, propre à tous ses héros, est déployée à travers deux personnages antagonistes. Marcello Mastroianni (aîné pauvre, journaliste communiste qui affronte son existence avec résignation) et Jacques Perrin (aisé, oisif, et idéaliste) sont deux frères paumés qui s’aiment et qui ont besoin l’un de l’autre. Zurlini filme la mort de Perrin avec insistance et fascination, comme s’il filmait la sienne. Dans ce geste, il y a certainement la volonté d’en finir avec l’adolescence et son spleen.
Zurlini ne retrouvera jamais l’équilibre et la limpidité de Journal intime et n’accouchera désormais, comme disait Truffaut, que de grands films malades qui furent aussi des films-cures. Des filles pour l’armée (1965) se force, un temps, à garder un ton jovial, mais très vite, cette histoire de prostituées pour militaires italiens trimballées en camion d’une garnison à une autre devient un véritable voyage au c’ur des ténèbres. Premier du genre à raconter les atrocités commises par l’armée d’occupation italienne le film avait, à l’époque, choqué. Tout comme Assis à sa droite (1968), parabole christique sur l’indépendantiste congolais Patrice Lumumba, auquel on a aussi bien reproché d’être révolutionnaire que religieux. Avec ces deux films violemment politiques, le style de Zurlini, auparavant un peu précieux, change, abandonne son élégance pour devenir plus tendu, Retenue qui n’est pas de la fausse pudeur, simplement l’expression de son effarement devant la violence de la guerre, la manifestation de son effroi. Mais la compassion de Zurlini pour la souffrance des autres n’a pas atténué son malaise.
Quatre ans plus tard, Le Professeur. véritable film testament, sonnera le de cet esprit humanitaire et verra le retour en force de toutes ses obsessions cafardeuses. Avec Alain Delon dans le rôle de l’airer ego exténué, ce film, frère blessé de « Mort à Venise et du Samouraï a, comme le précise Zurlini, une supériorité sur mes autres films; il a été fait dans oubli volontaire de toute fonction de contrôle critique. Comme toute confession à la limite du nihilisme, il n’y pas de pudeur. Il raconte l’histoire d’un désespoir qui mène à la mort. » Véritable miroir de errements existentiels, le film ayant pour sujet la faiblesse est, lui-même, une oeuvre faible. Les films de Zurlini sont souvent imparfaits, trop longs ou trop courts, vaguement difformes, finalement disgracieux. Ils frottent, et c’est ce petit ravage interne qui fait leur très grande valeur.
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