Un néo-polar très habilement scénarisé, porté par des dialogues et un casting qui font des étincelles ? et oublier une griffe visuelle un peu glacée. Usual suspects suscite également une réflexion sur les mythes tout en questionnant les mécanismes de la mise en scène de cinéma. Avec ce second film, la France découvre Bryan Singer, […]
Un néo-polar très habilement scénarisé, porté par des dialogues et un casting qui font des étincelles ? et oublier une griffe visuelle un peu glacée. Usual suspects suscite également une réflexion sur les mythes tout en questionnant les mécanismes de la mise en scène de cinéma. Avec ce second film, la France découvre Bryan Singer, jeune réalisateur érudit.
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Usual suspects n’est pas un cadeau pour les critiques paresseux puisque son intrigue est pratiquement impossible (ou trop longue) à résumer. Le dossier de presse s’en sort avec les honneurs en présentant un synopsis de trois feuillets ? précision utile la longueur moyenne est en général de cinq lignes.
Usual suspects progresse donc selon un écheveau assez touffu de temporalités et de points de vue divers dont la complexité rappelle celle de la trame à dormir debout du Grand sommeil. Mais à la différence de Hawks, Faulkner et Chandler qui ne comprenaient pas eux-mêmes leur propre scénario, le réalisateur Bryan Singer et son copain scénariste Chris McQuarrie savent pertinemment et à chaque instant où ils embarquent leurs spectateurs, si bien que tout le monde retombe sur ses pattes à l’arrivée. Histoire de fournir un point de repère, on se contentera de raconter un embryon de cette affaire alambiquée: à la suite d’une explosion criminelle sur les docks de San Pedro, un flic interroge un témoin-malfrat (qui se trouve être le seul survivant) dans le but de démêler toute une série d’histoires louches, de démanteler un puissant réseau de banditisme et, surtout, de prendre au piège un certain Keyser Sôse, le diabolique et mythique grand patron des gangsters, un genre de super-Mesrine totalement insaisissable. Ce bon vieux Söse est même tellement volatil qu’à un moment tout le monde se met à douter de son existence: truands, keufs et… spectateurs, chacun moulinant les mêmes questions. Bon sang, qui est Söse Où se cache-t-il ? Et si Söse était un personnage wellesien, un cousin éloigné de Monsieur Arkadin qui fabriquerait son existence de toutes pièces, un démiurge machiavélique qui élaborerait sa propre mythologie Faut-il le voir pour y croire ? Un personnage déclare « qu’il ne croit pas en Dieu, mais qu’il le craint. » Un autre pense que « le plus grand tour du diable a été de faire croire au monde qu’il n’existait pas ». Ici, il ne s’agit plus seulement d’arrêter un dangereux bandit sanguinaire mais de détruire un mythe. Bryan Singer se sert ainsi de la trame archicodifiée de l’enquête policière pour poser d’importantes questions théologiques qui sont également des questions de cinéma: frontières entre la réalité et l’illusion, croyance et mythologie, perception et subjectivité. Questions qui obnubilaient le X elles de Vérités et mensonges ou, plus proches de nous, les frères Coen de Miller s crossing.
L’interrogatoire du malfrat par le flic est en fait une véritable métonymie du sujet central de Usual suspects: la frontière entre vérité et affabulation, le besoin de croire en des histoires et les pièges de cette compulsion. Le flic qui croit savoir mais ne sait rien est le porte-parole du spectateur; le truand répond a l’interrogatoire et embarque le flic (et nous avec) où il veut. Quand ses réponses deviennent de longs flashs-back, Bryan Singer, entre un Chabrol madré et théoricien et un Hitchcock manipulateur en chef, met en doute les images. Au cinéma, on a l’habitude de prendre pour argent comptant ce qui défile sur l’écran, on croit naturellement à l’objectivité du récit qui se déroule sous nos yeux. Mais si le gangster ment, ces flashs-back sont pipeaux. Singer met à nu la nature même du cinéma: la vérité qui s’imprime sur un écran n’est jamais objective, mais relative ? c’est la vérité de celui qui est aux manettes et qui raconte.
Raconter. Dans Usual suspects, un film qui cause bien, la parole est fondamentale. L’un des personnages répond au surnom de Verbal. Lune des premières scènes importantes montre les cinq suspects habituels’ alignés sur un mur de commissariat pour identification: au cours de
cette séance qui s’apparente aussi à un essai de casting, on demande aux cinq suspects de prononcer chacun la même phrase aux fins de confronter leurs voix. C’est par le verbe que doit advenir la vérité, mais c’est aussi par le verbe que l’agent des douanes Kujan (Chazz Palmintieri, moins impressionnant ici que chez De Niro ou Woody Allen) se fera manipuler.
A ceux qui commenceraient à s’inquiéter, il est peut-être temps de préciser que Usual suspects n’est pas un pensum théorique sur le fonctionnement du cinéma de fiction. Si le film de Singer réfléchit constamment sur son médium, il est aussi chargé de tout ce qui fait les polars jouissifs à l’américaine: un suspens tenu jusqu’au bout, quelques scènes d’action réglées au millimètre, des dialogues velus et une brochette d’acteurs formidables qui savent joindre le corps à la parole ? ce talent bien américain pour faire gicler les répliques tout habitant l’écran de toute sa chair. Dans l’identification de chacun des personnages, les voix sont aussi importantes que les visages, de la diction enjôleuse de Kevin Spacey au patois portoricain de Benicio Del Toro. C’est avec jubilation que l’on retrouve Gabriel Byrne dans sa meilleure forme depuis Miller s crossing: la classe incarnée, l’élégance laconique faite homme, l’ambiguïté troublante du salopard en gants blancs. On découvre en outre des trognes pas encore très célèbres en France: Stephen Baldwin en petite frappe butée descendant de Widmark, Benicio Del Toro impeccable en folle latino (quoique, en chipotant, on pourrait demander aux auteurs pourquoi ils ont concentré deux signes minoritaires dans un seul et même personnage), Kevin Pollak bien gluant en petit salopard grande gueule et enfin Kevin Spacey, sans doute la révélation du film, complètement étonnant de veulerie doucereuse. Cette excellence de casting s’applique jusqu’aux seconds rôles, avec Giancarlo Do the right thing Esposito ou Dan Sang pour sang Hedaya, le genre d’acteurs qui n’ont besoin que d’une scène pour exister dans un film.
Finalement, on regrettera simplement que la facture visuelle de Usual suspects soit trop léchée, ou que la mise en scène se laisse aller à des coquetteries d’autant plus dommageables qu’elles sont inutiles. Quand un fondu enchaîné assure la transition entre le cercle formé par le tunnel d’une grotte et celui dessiné par une tasse de café, cela nous démontre l’habileté technique de Bryan Singer, mais n’apporte rien à la progression narrative ou au sens du film. Quant aux docks passés au filtre orange, ils ressemblent plus à un décor de cinéma qu’à des docks. On se demande vraiment pourquoi les jeunes réalisateurs américains s’imaginent tous qu’un polar moderne se doit de ressembler à une publicité pour carte bancaire. A moins que cette conformité à l’imagerie dominante de la pub ne soit imposée par des producteurs d’abord soucieux de récupérer leur investissement. Mais pour une fois, cette superficialité chico-chichiteuse de l’image ne parvient pas à oblitérer l’habileté extrême du scénario, ni l’intelligence d’un film qui suscite une réflexion sur l’essence des mythes, de la fiction et du cinéma. Usual suspects est le genre de film qu’il faudra voir deux fois une première fois pour le plaisir d’être manipulé; une seconde pour le plaisir encore plus intense de comprendre et de disséquer les mécanismes de la manipulation.
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