Après « Still Life », son premier grand succès, Jia Zhang Ke revient sur son sujet de prédilection, la mondialisation, avec un beau documentaire sur l’industrie du vêtement.
Jia Zhang Ke ne faiblit pas, continue de nous subjuguer et de prendre à chaque nouveau film une dimension de plus en plus grande. Dans ce documentaire, le cinéaste chinois observe quelques effets et fragments de la mondialisation avec son sens habituel du cadrage précis, du réel palpitant dans chaque plan, d’un montage qui respire, imprimant une dimension politique à tout ce qu’il filme sans jamais avoir recours à la rhétorique ou au “vouloir-dire”.
Useless s’attache successivement à trois lieux, trois situations, trois écosystèmes qui finissent par se croiser, dialoguer entre eux par un subtil système de rimes et de résonances. Mon premier est une usine de textile à Canton. Mon second est Ke Ma, une créatrice de mode indépendante qui expose sa dernière collection à Paris. Mon troisième est une couturière dans un quartier ouvrier de la ville minière de Fenyang (ville du cinéaste, déjà filmée dans Xiao Wu…, Platform ou Plaisirs inconnus). Le fil rouge cousant ensemble les trois parties est évidemment l’univers du textile.
Dans l’usine cantonaise, Jia Zhang Ke parvient à saisir avec sa seule caméra ce qui caractérise l’univers industriel : l’effet masse, la mécanisation, la répétition, la robotisation, la froideur. Ateliers-fourmilières, réfectoire géant, multitude de casiers, éclairage au néon, tout ce qu’enregistre le cinéaste fait passer le sentiment de réduction de l’homme à une machine, de dilution de l’individu dans un collectif aliénant. C’est calmement cinglant, et paradoxalement, de cet univers âpre le cinéaste parvient à extraire de la beauté. Il est en tout cas frappant de voir enfin la réalité cachée derrière les familières étiquettes “made in China”.
Avec Ke Ma, on passe à un monde radicalement opposé : celui d’une créatrice qui revendique son individualité, qui combat l’uniformisation industrielle, qui voyage dans le monde entier, et qui vit et travaille dans un loft somptueux. Du monde blafard de l’usine, on est passé dans un atelier ultrabranché, puis dans les défilés de mode parisiens. Le troisième monde réunit la pauvreté du premier et l’artisanat du second, en le confrontant au milieu minier. Des motifs circulent entre ces trois univers a priori cloisonnés. La machine à coudre relie la première et la troisième partie. A la nudité sophistiquée des mannequins parisiennes en leur vestiaire répond la nudité poissée de suie des mineurs de Fenyang sous leur douche. La ligne de vêtements de Ke Ma s’appelle Useless (Inutile), car la créatrice défend l’idée d’un art vestimentaire inutile selon lequel les habits doivent exprimer une histoire, une émotion, ne pas être de simples produits s’inscrivant dans une logique de marché.
Son discours est aussi séduisant que ses créations, mais le plan où l’on voit Ke Ma au volant de son rutilant 4X4 à travers les terrils de Fenyang apparaît comme un contraste presque obscène : si Ke Ma peut réfléchir et tenir de beaux discours très articulés, c’est aussi parce qu’elle fait partie d’une petite élite privilégiée dans son pays. De fait, un des mineurs, questionné dans le film, a dû renoncer à sa vocation de tailleur par manque de moyens pour investir. L’épithète de “useless” pourrait s’accoler aux ouvriers de Canton ou aux mineurs de Fenyang, chair à canon de la gigantesque machine économique chinoise passée au capitalisme – les accidents mortels dans les mines et une conception particulière du droit du travail participent autant que les nems à la renommée de la Chine. L’inutilité est un beau concept de résistance au libéralisme, mais peut aussi être un drame pour un ouvrier au chômage. Ce que montre Jia Zhang Ke, c’est la labilité et l’uniformisation engendrées par la globalisation : l’usine pourrait être la même à Tokyo, la skyline de Canton ressemble à celles de NY ou Sidney, le loft “bobo” de Ke Ma se situerait à Londres ou Los Angeles qu’on ne verrait pas la différence, et les ruelles à la Germinal de Fenyang ont leurs jumelles dans les banlieues sous-prolétaires d’Afrique, d’Amérique latine ou même d’Europe. Les frontières nationales et culturelles s’estompent, la distance entre la Chine et l’Occident se réduit tandis que les barrières de classe se creusent et que les fractures sociétales sont les mêmes partout. Plus Jia Zhang Ke filme la Chine, plus il filme le monde et l’humain universel derrière les grands mouvements tectoniques des sociétés. Un monde dont le cinéaste capte la cruauté et les injustices, la dureté et la monotonie, mais aussi le mouvement, la pulsation, la vie, une certaine beauté. Alchimiste, il transforme tout ce qu’il filme en or de cinéma.