Les membres d’une famille sont persécutés par leurs doubles maléfiques… Après Get out, Jordan Peele signe un second long métrage horrifique et politique qui figure la lutte des classes et les inégalités de la société américaine.
Chaque film est le reflet d’un monde invisible aux yeux du spectateur, un monde réorganisé, autrement dit un nouveau monde inventé par le regard du réalisateur. Il est établi que, de ce point de vue, le dispositif cinématographique est une analogie de l’allégorie de la caverne de Platon. Le spectateur de cinéma est, de fait, une espèce cavernicole. L’allégorie de la caverne pose la situation de l’homme, aliéné, enchaîné à ses semblables ; et celle, plus héroïque, de celui qui se détourne et remonte vers la lumière du dehors.
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A l’instar d’autres films avant lui (Matrix, The Truman Show, L’Armée des 12 Singes, Underground), Us fait de cette allégorie la matière même de ce que Jordan Peele tend à représenter. Sans trop révéler les twists du film, le personnage principal de Us est celui qui est parvenu à s’extraire de la caverne, celui qui a réussi à projeter avec lui les troglodytes hors de leur tanière.
L’analogie est mise en place dès les premiers plans du film. Il s’ouvre sur un carton révélant l’existence d’un réseau souterrain abandonné fait de milliers de kilomètres de cavernes couvrant l’ensemble du territoire américain. Lui succède un travelling arrière sur des cages à lapins – la plupart blancs, quelques-uns noirs – entassées les unes sur les autres. Comme dans Matrix et en référence à Alice aux pays des merveilles, le terrier de cet animal est le point de passage d’un monde vers son envers. Manque alors l’héroïne carrollienne. On la découvre dans la séquence qui suit. Adelaide (forme ancienne du prénom Alice) erre dans un parc d’attractions. Elle échappe un instant à la vigilance de ses parents et pénètre dans un inquiétant palais des glaces où elle fera une rencontre traumatisante, celle de son double. Des années plus tard, Adelaide a fondé une famille. Pour les vacances, elle revient sur les lieux de son trauma enfantin. Et son double, devenu adulte comme elle, refait son apparition, cette fois à la porte de sa maison et assorti des doppelgängers de son mari et de ses deux enfants.
A partir de là, Us se déploie successivement dans plusieurs sous-genres du film d’horreur. Au home invasion façon Funny Games succède un slasher à la American Nightmare puis un survival movie et enfin une science-fiction horrifique à portée politique appuyée. Chaque sous-genre est revisité avec le même sens aigu de la mise en scène, la même aptitude à susciter tantôt l’effroi, tantôt le rire macabre. Par rapport à Get Out (2017), l’enjeu idéologique s’est déplacé. Il ne s’agit plus de figurer la dualité entre l’Amérique d’Obama et celle de Trump mais d’imaginer le dérèglement que produirait la révolte des classes pauvres contre les classes aisées. L’impossibilité du vivre ensemble (“there is no us”) est la même, mais le film racial a muté en film de classe. De fait, la famille noire américaine d’Adelaide (prénom allemand qui signifie “noble lignée”) figure cette bourgeoisie contre laquelle se soulève son double maléfique de laissés-pour-compte. Cette famille de clones n’est qu’une fraction d’une véritable armée dont le dress code est une combinaison pourpre (#giletsjaunes), un gant de cuir et une paire de ciseaux.
Ces ciseaux, un outil du quotidien qui est aussi une arme blanche, ornent les affiches de Us. Ils symbolisent le film comme la démarche de son auteur. Jordan Peele n’aime rien tant que ciseler, opérer des découpes dans la société américaine, scinder la psychologie de ses protagonistes, couper les ficelles au-dessus de leur tête. Ce goût pour le coup de cisaille, il l’étend aux héros de ses films, qui se découvrent tous un appétit insoupçonné pour la violence. Sa boucherie est d’une précision chirurgicale redoutable, mais, et c’est sans doute la limite de son cinéma, elle ne va pas sans un manque d’amour envers ses personnages et un certain sadisme quant aux ruses employées pour manipuler le spectateur. Reste qu’en deux films seulement, Jordan Peele s’est affirmé comme le grand cinéaste de la fragmentation des Etats-Unis et comme l’oracle d’une guerre civile en germe.
Us de Jordan Peele (E.-U., 2019, 1 h 57)
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